Autopergamene

Back

Jack

Published 13 years ago
59mn to read

0

« Il y a des états bien pires que la mort. »

Peut-être n’avait-il pas tort.

Tentant de faire abstraction de cette horrible douleur au crâne, Jack regarda une nouvelle fois le décor mort qui l’entourait ; cette opaque brume du matin qui enveloppait encore ces éparses arbustes dégarnis dans lesquels il avait atterri, sans trop savoir quand, pourquoi ou comment. Un fin rayon de lumière perça le brouillard dans lequel il s’enfonçait, ce n’était que les premières lueurs de l’aube qui levaient la tête de l’horizon, laissant l’obscurité s’en aller en partie pour fuir le dieu soleil se levant. De vifs éclats qui laissaient le monde s’éclairer chaque seconde un peu plus, et dévoiler ce paysage aux teintes orange d’apocalypse.

Ce sombre décor – qui il y a quelques instants apparaissait encore à Jack comme l’enfer – n’était en somme constitué que de quelques buissons peu épais en bord de route, près d’une petite ville encore endormie dans cette torpeur propre au lever du jour. Il sortit des fourrés et la regarda en essayant de se rappeler ce qui avait bien pu arriver dans les heures précédant ce matin-là... mais en vain. Ce n’est qu’en se retournant et en voyant sa voiture écrasée en bas de cette falaise abrupte, que tout commença à se remettre doucement en place dans sa tête. Pièce après pièce, chacune venant s’emboîter dans l’autre jusqu’à aboutir à cette phrase qui surgit de nulle part.

« Tu as eu un putain d’accident, Jack... et bien, beau travail dis-moi »

L’homme passa une main dans ses cheveux grisonnants, soupira, et ignora cette voix dans sa tête que beaucoup de gens appellent communément « conscience », mais qui pour lui n’était qu’une silhouette fantôme issue des tréfonds de son imagination. Ses yeux se perdirent devant lui, et son regard s’agrippa à un vieux bout de métal à peine lisible. « Maevaët, population : trois milles deux cent quatre-vingt-six », était inscrit d’une peinture blanche sur cette vacillante pancarte, par des lettres couvertes des blessures du temps, déjà parties avec les années passées.

« Il y a quelqu’un ? » — c’est pas après pas sur le sol inanimé que Jack errait dans ces rues désertes ; mortes et laissées à l’agonie. Ce n’était plus que de longs couloirs silencieux et inquiétants, telle une de ces maisons dites hantées où l’on s’aventure par effraction tard le soir. Il n’avait d’autre choix que de marcher à la recherche de quelqu’un dans cet immense train fantôme, une attraction dont la terreur ne provenait pas d’un homme vous touchant les cheveux, ou d’un squelette sortant d’un rideau, mais de la plénitude de ce calme profond et religieux. Un silence comme cet homme en avait rarement, si tant est jamais, entendu dans son existence. Pur et véritable, comme beaucoup en ont oublié le sens : l’absence du moindre son, la soudaine surdité d’un monde.

Soupir… Jack aurait pu continuer à déambuler durant des heures dans ces rues, il savait éperdument qu’il ne trouverait personne. C’était désormais une évidence, cette ville avait été abandonnée, quittée de ses moindres recoins. Tout le monde, que ce soit la boulangère, le postier dans sa camionnette jaune, ou le barman qui campe la nuit. Vide, plus rien, plus personne, il n’y — stop. Une forme se mouvait au loin. Non, ce n’était pas qu’une simple forme : Jack ne serait resté figé sur place à la vue de cette silhouette noire, si elle n’avait pas été humaine. Il courut vers elle, ne se rendant compte que la ruelle était sombre comme un trou sans fond, et qu’elle s’obscurcissait de plus en plus ; ne se rendant compte qu’au fur et à mesure que ses pieds frappaient sur le sol, la chose se déshumanisait grade par grade. Quand elle se retourna vers Jack, il s’arrêta net. C’était dans un premier temps indescriptible, certes… quelque chose qui n’avait plus rien de rassurant, une sorte de…

« Un monstre ? »

Non, ça devait être quelque chose d’autre — une forme noire aux traits inhumains. C’était… oui, c’était un monstre. Indescriptible, abstrait, rendant mal à l’aise tant par son aspect que par la malsaine aura qu’il dégageait. L’homme errant tenta un instant de retourner la situation dans tous les sens, de se souvenir de ce qu’on lui avait appris. Retournant en entier le jardin de ses souvenirs pour trouver le moindre conseil, quel qu’il soit. Mais une seule phrase surgit de sous terre. Une seule et unique phrase, « Les monstres ça n’existe pas, Jack » murmura-t-il, sans quitter la chose des yeux. « Oui, oui… d’accord. Mais en es-tu réellement sûr, ou ne dis-tu ça que pour te rassurer ? Hein, avoue ? », ajouta alors la voix fantôme en réponse.

Sûr ? En était-il sûr ce soir-là ? « En es-tu sûr, papa ? », celui-ci acquiesça et sortit de la petite chambre, si humide ces soirs d’été dans ce village éloigné. Un village, où ne rodaient ni tueurs, ni voleurs, ni autres esprits malfaisants pouvant profiter de l’infinie pénombre pour se faufiler dans les maisons. Et pourtant, pourtant quelque chose avait gratté à la porte du placard de cet enfant tendrement prénommé Jack. Ou était-ce un grincement, un simple craquement ? Peu importait, lorsque son père sortit et que la porte se ferma ; quand la chambre fut à nouveau plongée dans le noir et le silence, le bruit reprit comme s’il n’avait jamais cessé… mais s’était-il réellement interrompu à un moment ou n’était-ce que l’esprit de l’enfant dans son lit, trempé de sueur, qui s’imaginait des choses ? Pire, est-ce que son père n’avait-il pas entendu ce bruit et ne l’avait-il pas ignoré, délibérément ?

Oui, c’était peut-être stupide que de penser cela, mais on pense à bien des choses idiotes lorsque la peur nous tient par la gorge et nous étrangle avec rage. Le fait était là, quelque chose grattait, protestait. « Quelque chose » demandait droit et liberté de sortir, fusse qu’elle en ai réellement besoin, ou pas. Jack se leva de son lit, cœur battant, un fort grésillement assiégeant ses oreilles. Simplement le bruit du sang s’affolant dans son cerveau, ou un hurlement intérieur si fort qu’il ressortait de lui-même ? Sa main se posa avec angoisse sur la poignée du placard, et la tourna doucement. Il avait peur noire de ce qu’il allait y voir, c’était indéniable. Quel que soit le contenu de ce placard, une pile de boites de chaussures surplombée par des vêtements, ou une bête de conte et son sourire aiguisé.

Lorsque la porte eu terminé sa lente ouverture, le monstre se tenait là immobile, replié sur lui-même, dans l’ombre du placard… et l’enfant ne sut trop comment réagir. Il eut le sentiment d’avoir reçu un seau d’eau sur la tête, et de ne plus oser bouger, tétanisé par la stupéfaction et le froid. La chose grignotait avec rage une souris, la réduisant en lambeaux de chair et de poils qu’elle laissait tomber dans une boite à chaussures semi-ouverte. C’était sûrement là que la petite bête logeait avant que notre hôte malfaisant ne la découvre et dévore. Jack resta là quelques instants à regarder la scène : cette chose agitant ses sortes de bras crasseux et maigrichons ; parcourue en permanence par des sortes de spasmes. Comme si manger cette souris l’excitait plus que tout — peut-être était-ce la souris en elle-même, ou peut-être était-ce l’impatience de s’attaquer à plus gros, « Aux choses à deux jambes qui vivent en dehors du placard étriqué ». Jack ne trouva qu’une unique réaction : fermer cette porte en bois violemment et courir se réfugier sous ses couvertures. « Les couettes ça protège des monstres », prétendait Louis, un de ses amis d’enfance. Il y avait fort à penser qu’il en avait sans doute déjà vu lui aussi et que dans le fond c’était cela cette peur palpable dans ses yeux lorsqu’il en parlait : celle de savoir que oui, contre toute attente et promesse, les monstres ça existe. Une crainte dont l’enfant terrorisé ne commençait qu’à découvrir l’étendue horrifiante.

Cette longue plainte insoutenable sortant de la gorge du placard ne cessa de la nuit, incessante tant qu’inquiétante. Rappelant à ce petit garçon que s’il s’endormait, ce bruit serait remplacé par celui de cette porte de penderie s’ouvrant délicatement, puis peu à peu par celui du monstre se glissant au sol vers lui pour le dévorer. Puis viendrait le bruit de la peau se déchirant doucement comme une feuille fissurée et fragile au vent violent, et enfin…

Et enfin l’arme que Jack avait maladroitement sortie de son étui tomba sur le sol de la ruelle, à l’entente intérieure de ce « bruit ». Un râle que personne ne souhaite entendre, et que sa mémoire d’enfant ne se rappelait que trop bien : des hurlements d’enfant au cœur d’une douce nuit. Le monstre restait immobile à quelques centimètres de lui, bougeant de temps en temps un membre par saccades mécaniques, comme si c’était un membre qu’on venait de lui tordre et briser violemment. Il recrachait une haleine chaude et désagréable rappelant bizarrement à l’homme l’odeur des vignes de raisin noir que cultivait son grand-père, quand le soleil devenait trop fort. « Les monstres ça n’existe que dans tes cauchemars, Jack », et sous le poids des mots, l’homme finit par s’écrouler au sol, sans raison, devant cette chose informe tant qu’infâme qui s’avançait vers lui en émettant grincements et craquements. Dans sa tête, il ne pouvait s’empêcher de répéter indéfiniment « C’est un cauchemar, c’est un cauchemar, tout ça va bientôt prendre fin, ce n’est qu’un simple cauchemar ». Mais ce n’était qu’un mince voile sur sa propre peur. « Tu crois vraiment que c’est qu’un cauchemar, Jack ? Sérieusement, allons », rétorqua l’autre voix.

Le monstre ne se soucia pas des larmes de l’homme à terre et s’abaissa, le contemplant du haut de ses moignons de jambes. Quand sa mâchoire s’enfonça dans la cuisse de celui-ci, il hurla de toutes ses forces — ce n’était pas des crocs aiguisés et pointus comme ceux du grand méchant loup dans les contes, non, mais des dents bien humaines qui rendaient la perforation encore plus douloureuse qu’elle ne l’était déjà. Le liquide rouge tant convoité se mit à s’écouler au sol, et commença à sillonner les gravillons du goudron comme pour fuir loin du noir désastre qui prenait ici place.

« Mais défends-toi putain, espèce de lâche ! Ta mort te réveillera pas dans ton lit au calme, c’est pas un cauchemar, c’est tout ce qu’il y a de plus réel, alors bordel saisis-toi de cette putain d’arme et tire ! »… l’arme ? Cette chose reluisante qui avait glissé contre la haie d’une maison ? C’était donc ça la clé du réel. Jack tendit le bras, tirant avec peine sur sa cuisse pour gagner quelques centimètres, rendant insoutenable la souffrance. Sa main toucha finalement le bout du canon, et avec toute la volonté qu’un homme peut fournir lorsqu’une chose lui déchire la jambe, il attira le pistolet vers lui par petits à-coups du bout de ses doigts. Il finit par réussir à l’attraper et la pointa vers ce qui semblait être la tête du monstre. La créature retira langoureusement sa bouche de la cuisse, et ne bougea plus d’un cil. C’est là que Jack comprit que ce n’était pas un cauchemar, non. Même les pires des songes n’étaient pas aussi cruels. Ce moment fatidique, où il décida de diriger le canon de son arme vers sa tête plutôt que celle du monstre, ce fut celui ou d’autres « choses » passèrent par-dessus les clôtures, se montrèrent des deux cotés de la ruelle, hurlant et craquant à leur tour. Mais peu importaient les bruits cette fois-ci, ils avaient tous le même ton macabre et monotone annonçant la mort prochaine de l’homme à terre, comme si leurs cris s’unissaient pour sonner le glas en chœur.

« Non, c’est pas la solution, tu le sais, alors arrête ça tout de suite, compris ? Si tu tires maintenant, si tu te butes toi-même, je te jure que tu pourriras en enfer comme le plus grand des lâches, Jack. »

Celui-ci ferma les yeux. Il ne sentait plus la douleur de sa jambe écorchée dont la chair était désormais apparente, et dont on avait découpé de petits morceaux pendant qu’elle remuait encore. La souffrance apportée par ce lambeau de peau fraîchement arraché, pendant sur sa jambe, se faisant mâchouiller de temps en temps par la bête… oui, « Je suis déjà en enfer » déclara-t-il à bout de force. Il s’arrêta peu à peu de respirer. Simple désir d’être inconscient lorsque son corps serait séparé en pièces, au cas où il n’aurait le courage d’appuyer sur la détente avant que cela n’arrive. Le monde sembla sombrer dans une bouillie de formes et de couleurs étranges que l’on voit en fermant les paupières. Les formes maîtresses du sentiment nommé Vertige, et pendant que Jack plongeait dans les abysses de son inconscience, on le tira peu à peu par les pieds, loin des monstres et de cette ruelle sombre. L’enfer s’éloignait loin de lui comme un bateau vers l’horizon.

Dans le chaos, une voix lui murmura quelque chose de rassurant, qui ressemblait un peu à —

« Chut, rendors-toi maintenant, les monstres ça n’existe pas »

Jack se réveilla en sursaut dans un lit, au calme. Dans une chambre qui lui rappelait étrangement celle de son enfance, peut-être plus que de raison. Une unique question vint alors lui titiller l’esprit : était-ce un cauchemar ? « Probablement », reprit cette voix dans sa tête qui jamais ne dormait, elle, « Mais honnêtement, j’en doute ». L’homme blessé détourna la tête et ferma les yeux, ignorant la vérité telle qu’elle était. Dans cette maison, entourée par la nuit, trônait à nouveau ce silence absolu. Si puissant qu’on pouvait entendre ce rare bruit magique du sang qui circule dans le cerveau. Ce bruit de liquide qui nous apaise lorsqu’on pose la tête sur l’oreiller et que le son de pompe nous berce sans qu’on ne s’en rende vraiment compte. « Le bruit des choses ».

« Mais les bruits de pas dans le couloir, tu les as entendus, n’est-ce pas ? »

Un frisson parcourut la colonne vertébrale de Jack, enfoui et recroquevillé dans le lit. Un puissant frisson qui ne survient que dans « ces » moments-là, ceux où l’on croit entendre un interrupteur, ou une porte qui s’ouvre… si loin de nous, mais pourtant « dans » la maison. Paranoïa, ou simplement une alternative au placard ; une variante à la terreur… rien n’indiquait que ce qui venait d’ouvrir une porte était humain. Si les habitants étaient eux-même les monstres ? Et s’ils étaient tous devenus des monstres ? Et si, et si — « Tais-toi et vas voir, tu me fais peur ».

Il se leva du lit, et s’écroula aussitôt : le bandage qui avait été fait autour de sa cuisse était rougi par le sang s’écoulant sous la couche de bandes blanches. À terre, il avait un horrible sentiment de brûlure provenant d’en dessous, mais il n’osait deviner d’où cela provenait. L’idée qu’on ait dû lui remettre la peau en place et serrer le tout le faisait frissonner. Pas vomir, non, il avait vu pire à la télévision ou dans des films quelconques, mais le fait que cela lui arrive à lui, suffisait à l’effrayer un brin. « Un cauchemar, hein ? Ah ha, mon cul », ajouta la voix-fantôme en applaudissant la scène de son siège confortable. Abattu de douleur, Jack tendit le bras vers un parapluie qui traînait près de la table de chevet et se redressa tant bien que mal, s’en servant de béquille. Lorsqu’il arriva dans la cuisine, dont la porte avait apparemment été ouverte par un courant d’air ou quoi que ce soit d’autre, il n’y découvrit qu’une pièce vide sans personne. Simplement un chat derrière une fenêtre, le regardant de ses profonds yeux verts. À bout de forces, l’homme s’écroula contre la porte du frigo, épuisé, et regarda le chat de son regard mi-clos. Il avait tant envie de lui demander où étaient-ils tous passés, mais parler à un chat n’était pas quelque chose de très censé tout compte fait.

« Parce que me parler à moi, ça l’est ? »

« Mais ta gueule », lâcha-t-il, exténué, égaré dans un monde qui semblait tourner autour de lui. Ses poings frappèrent frénétiquement sur ses cuisses pour se vider de toute la force et la rage qui étaient encore en lui. Ce n’est qu’après coup qu’il se rendit compte qu’il avait tapé plus fort que jamais sa blessure. Sans crier gare, une douleur incoercible l’envahit aussi vite qu’un violent poison et en un instant, Jack fut rétamé. Le chat le regarda s’allonger au sol sous la contrainte, se tortillant d’élancements et relâchant des soupirs de souffrance de temps en temps. Un chat qui ne bougea pas de la nuit. Alors était-ce lui qui grattait à la vitre ? Était-ce contre une vitre que quelque chose grattait ? Voire, est-ce que quelque chose grattait vraiment ?

Ne pas y penser, ni au chat, ni à la douleur, juste dormir, et puis de toute manière…

« Dors, ce chat n’existe pas »

1

« Un souvenir n’est qu’une silhouette dans la brume, que personne ne remarque sans chercher. »

L’un après l’autre, les yeux de Jack s’ouvrirent devant le sourire d’ange d’une femme, penchée sur lui, mains sur les hanches, le regardant d’un air anxieux qui lui allait à ravir. « Vous allez bien au moins ? », demanda-t-elle lorsqu’elle remarqua qu’il se réveillait peu à peu. Il ne sut trop quoi répondre tant le mal qu’il avait gardé au crâne l’empêchait de formuler quelque chose de cohérent. Il répondit alors – avec une touche de difficulté – qu’il avait juste l’impression d’avoir fait un horrible cauchemar chaotique et de s’être réveillé avec la gueule de bois la plus forte qu’un homme ait eu. Elle tendit sa main qu’il attrapa, et le releva en lâchant un simple « Ah » de compréhension.

« L’air ici est plutôt, comment dire, différent. C’est passager, rien de grave, c’est juste l’habitude qui met du temps », expliqua-t-elle alors d’un ton tout naturel. Jack entendit ces paroles mais n’y prêta que peu d’attention tant la pièce avait prit une toute nouvelle dimension avec la lumière du jour… et ce même si par la fenêtre, rien n’avait vraiment changé : des rues désertes et silencieuses sous la coupe d’une atmosphère bien à elles, dont il ne raffolait pas vraiment. Cette ambiance, c’était celle d’une ville vidée de tous ses habitants. « Où je suis ? » demanda-t-il, en première pensée censée, « Maevaët », entama-t-elle alors, ce après quoi elle s’arrêta. En suspens, elle resta un instant à se mordre les lèvres et à retourner une quelconque réponse dans sa tête. Elle pourrait y mettre tous les efforts du monde, sourire à la fin de chaque phrase, elle savait que cet homme vivait en ce moment le pire cauchemar de sa vie.

« Mais tu es en enfer Jack, tu l’as déjà oublié ? », susurra la voix fantôme pendant que la femme se passait la main sur sa nuque, sous ses longs cheveux blonds. « Il y a un certain temps de ça, tout le monde a quitté la ville. Ça s’est fait plus ou moins du jour au lendemain, et j’étais encore endormie quand ils sont tous partis… Toute ma vie était ici, alors je suis restée, et de temps en temps une personne s’y égare alors, la moindre des choses c’est de la recueillir, non ? ».

Il se retourna vers elle, le cœur soulagé, et elle lui sourit, tout simplement parce que c’était la seule chose qu’elle avait trouvé à faire pour qu’il se sente rien qu’un peu rassuré, l’espace d’un instant. Pour qu’il se sente lui aussi « chez lui ».

Elle portait ses habits de travail, sur lesquels une étiquette « Johana ; Je suis nouvelle ! » était encore accrochée tout proche de sa poitrine. Attentivement, Jack regarda, contempla seulement quelques instants, et détourna les yeux. C’était un simple réflexe qui venait de rappeler à quel point il n’avait pas été aussi proche d’une femme depuis longtemps. Cela faisait des années qu’il vivait légèrement en deçà de la société, faisait son travail de la manière la plus simple et directe possible. C’était en partie ce qui l’étonnait de ne pas aimer cette ville fantôme, qui était en somme ce qu’il avait toujours désiré : un monde vide et serein ou il pouvait laisser aller sa réflexion.

« Johana », si c’était bel et bien son doux prénom, le regarda d’un air qui s’apparentait à de la pitié, le voyant désorienté au possible. Elle posa alors une main sur sa cuisse blessée, avec compassion ; faisant revenir la douleur chez lui plus forte que jamais et le forçant à reculer d’un coup brusque. Sans tarder la jeune femme fut gênée et s’empressa de s’excuser maladroitement — « De t’avoir fait mal, ou de t’avoir rappelé que c’était pas un cauchemar ? » ajouta la voix non sans malice.

Ce après quoi elle se leva, balaya la cuisine des yeux, et finit par se précipiter à l’étage chercher un quelque chose pour atténuer la douleur qui s’était réveillée. Abandonnant Jack, à nouveau seul dans la cuisine. Il prit sa tête dans ses mains, et pendant que la douleur faisait un détour par son cœur pour lui rappeler ô combien la nuit dernière avait été rude, il regarda par la fenêtre pour penser à autre chose. Tant et si bien que durant un bref instant, il eut effectivement peur qu’« autre chose » passe derrière les carreaux dépolis de cette maison, qui lui évoquait inlassablement celle de son enfance — de la même manière que les maisons d’un riche quartier se font écho les unes aux autres tant elles semblent semblables.

« Pourquoi tu te tortures comme ça ? À t’imaginer qu’un monstre va passer en coup de vent devant cette fenêtre ? Écoute-moi bien Jack, et je dis ça parce que sous mes airs cruels, je te veux du bien : oublie tout. Arrête de te tourmenter, cette ville est vide, et si tu veux pas devenir fou, commence par ne pas avoir peur d’hypothétiques monstres, on est d’accord ?

  • D’accord, murmura l’homme, yeux tournés vers la fenêtre. »

« À propos de quoi », s’exclama Johana en posant ses mains sur les épaules de Jack, regardant à son tour par la fenêtre, avant de reprendre sa place, quelques cachets en main. Il les avala brusquement et sans dire mot, enchaînant avec un verre d’eau. Elle fut un instant déstabilisée, puis elle le saisit par les mains et le fit se lever. Étrangement, il n’opposa aucune résistance, et se laissa mener jusqu’à la porte comme un vulgaire pantin. « Tu tiens bien debout » annota la voix fantôme, et aussi drôle que cela puisse paraître, Jack n’en avait pas eu conscience jusqu’à présent. La jeune femme l’emmena vers la porte d’entrée en le regardant de temps en temps, lui qui fixait sa cuisse marcher sans problème. La porte s’ouvrit et la jeune femme sortit, alors que l’homme qu’elle traînait resta un instant sous le porche. Parce que sa cuisse le fascinait… parce qu’il n’osait sortir dehors. « Allez, on va juste dans une autre maison où je vis avec quelques autres personnes qui sont restées ici. Courage, c’est juste à quelques rues d’ici et…

  • Je sens plus ma cuisse, la coupa-t-il. »

Elle resta béate dans un premier temps, puis après un bref sourire elle se ressaisit et poursuivit, « C’est l’antalgique, n’y prêtez pas attention ». Une douce phrase après laquelle Jack resta muet, tant ces mots avaient quelque chose d’hypnotisant. Là, à lui sourire, elle semblait lui laver le cerveau pour que tout lui paraisse normal alors que la situation actuelle était aux antipodes d’une quelque notion de normalité. Oui, en somme — « Suivez-moi Jack, s’il vous plait ».

« En somme, elle se fait ton amie, pour mieux te poignarder après, Jack »

2

Au diable, admettons.

Les rues n’étaient au final pas si horribles. Certes, une lourde brume les rendaient grisâtres, et en cachait les détails. Mais cette ville n’était pas aussi angoissante qu’elle l’avait été très tôt dans la matinée. Avec cette brume, elle s’apparentait simplement à un mauvais souvenir. On se rappelle de quelques enseignes, de l’allure des rues, mais le reste est caché par un épais brouillard qui ne se dissipe jamais dans sa totalité.

Ils traversèrent au final beaucoup plus de rues que Johana n’en avait annoncées au départ. Le trajet n’était pas interminable, non, mais Jack avait tellement peur d’engager un quelconque sujet de conversation avec elle, qu’il ne le fit pas. Ce fut ainsi un long trajet muet qu’ils exécutèrent, comme s’ils semblaient avoir peur de rompre le silence prédominant qui planait sur la ville.

Ils tournèrent à une intersection et Johana s’arrêta. Elle regarda alors un à un les magasins qui étaient alignés à droite de la rue vide et silencieuse, puis se retourna vers Jack l’air gênée. « Attends-moi là » fit-elle en s’échappant vers un des magasins dont l’enseigne peinte à la main avait été effacée par une forte pluie qui avait du sévire peu après.

« Je veux pas attendre ici ! » déclara Jack sèchement avant qu’elle n’ouvre la porte de la petite boutique. Il allait ajouter « seul », mais ne le fit évidemment pas.

Elle se retourna, comme exaspérée de cette réponse pourtant si prévisible, et regarda le trajet restant.

« C’est tout droit, et après, le troisième virage à droite, et vous suivez jusqu’au bout » lâcha-t-elle alors furtivement avant de rentrer dans la pénombre du magasin, dont les vitres avaient été recouvertes par des journaux.

Jack regarda un instant les longues rues à sa gauche, et se mit en route. Marcher jusqu’au bout de la première fut assez facile. Tant qu’il voyait le magasin où elle était entrée, tant qu’il avait encore ses indications toutes fraîches en tête.

La seconde ne le fut pas. De temps en temps il lui semblait entendre un bruit derrière lui, mais qui pourtant n’était rien une fois retourné. Lorsque le premier virage à droite se dessina, Jack se marqua l’esprit au fer rouge. C’était désormais un « Un ; un ; un » incessant qui se répétait en boucle dans sa tête. Comme un disque rayé qui aurait fait une fixation sur un mot précis d’une chanson. Puis se passa un long moment avant que le deuxième virage ne se montre. « Deux ; deux ; deux » se mit alors à chanter le disque.

Et au final, « Trois » se mit-il à chanter, après de longues minutes. Jack eu beau alors contempler la troisième rue, il y avait une chose qui ne trompait pas :

Un cul-de-sac. Te voilà bien baisé Jack, non ?… En fait, a-t-elle vraiment dit « troisième » ?

Jack ignora l’éternelle voix, qui aussi cynique et pessimiste soit-elle, était celle de la vérité. Sans trop réfléchir, il se mit à marcher dans la petite ruelle.

De longues minutes passèrent. Le cul-de-sac finit par devenir interminable, tant le bout semblait s’écarter de Jack quand il s’en approchait. Au fur et à mesure qu’il s’engouffrait dans cette ruelle, elle s’assombrissait de plus en plus. La clôture en délimitant la fin n’était désormais plus visible ; embourbée dans cette nuit en plein jour qui avait surgi de dieu sait où comme une sorte d’éclipse soudaine.

Quand la fin de l’impasse arrêta enfin de reculer devant Jack, une porte sembla petit à petit se dessiner en plein centre du mur décrépit de la ruelle, fière d’être la seule et unique issue désormais empruntable par notre protagoniste qui pour rien au diable ne ferait un seul pas en arrière. Ne restait alors que la Sacro-sainte Porte face à son regard.

Une porte salie et délabrée, de laquelle provenaient grincements et craquements.

Jack approcha sa main tremblante de la poignée du placard de cette porte, et doucement, il l’ouvrit. Puis tout se déroula très vite. La porte fut ouverte en grand par quelque chose qui bondit dehors, et attrapa Jack à la gorge. À peine s’était-il rendu compte de ce qui arrivait que déjà beaucoup de sang avait coulé sur le sol jonché d’ordures et d’ombres égarées. La bête, le monstre violent, était déchaînée. Son intarissable soif de sang faisait briller en ses yeux noirs une flamme appelant au chaos et à la mort.

Par réflexe, Jack le repoussa tant bien que mal et réussit à l’envoyer voler dans une poubelle. Le monstre, ressemblant à un horrible bâtard crasseux et écorché, aux pattes lourdement malmenées, se dégagea de la poubelle non sans mal. L’homme le regarda quelques instants, avant de lever les yeux vers La Porte qui sans raison s’était ouverte d’elle-même… sur une étendue infinie de ténèbres, de laquelle ne provenait que les quelques chuintements du Silence Absolu.

Pendant que Jack s’en approchait peu à peu, le monstre lui mordit avec fureur le mollet, le faisant basculer dans cette « contrée du sombre » qu’avait dévoilée l’ouverture dans le mur; un semi instant plus tard, la tête de Jack heurta le fond de la pièce sans lumière, et sa conscience s’évanouit. Au loin, des voix lui parvinrent, pendant que le monstre le tirait et enfonçait ses crocs dans ses os. Mais la douleur ne lui parvenait pas, non, seulement —

Il pensa soudainement à Dave. Sans raison apparente, il se revit un matin sortir dehors dans son village natal. Le soleil ne venait qu’à peine de se lever, mais Jack se plaisait à aller dehors pendant que tout le monde dormait. C’était un plaisir qu’il appréciait tant que cela était possible, jour après jour.

Ce matin-là, il faisait encore un peu frais. L’hiver était déjà bien entamé, et la fin de l’année n’était d’ailleurs plus qu’à quelques semaines de là.

Quand Jack arriva au parc, vers un peu plus de cinq heures moins le quart du matin, ses amis l’y attendaient déjà. Dave, et les autres, dont l’image était encore sous un épais brouillard. Tous étaient assis sur une table en bois, à regarder le ciel et à l’attendre.

L’épais brouillard de la mémoire se détacha un peu de ce souvenir, laissant entrevoir le ciel qui planait ce matin-là. Oui, Jack se souvint alors que, ce matin le ciel avait pris une allure étrange. D’habitude vers cette heure-ci, on pouvait apercevoir un magnifique ciel bleu — tournant au pourpre — encore parsemé de quelques étoiles et d’une lune vacillante. Et au loin, le soleil levant pour reprendre ce qui lui appartenait. Mais pas ce matin-là, non. Une épaisse fumée noire provenant de l’horizon était venue cacher tout cela, s’appropriant ce ciel qui ne lui était dû.

Le jeune homme était allé s’asseoir à coté de ses amis, plus précisément à coté de sa petite amie. Elle avait mit un gilet rouge en coton par-dessus ses vêtements, et frissonnait de temps en temps à cause des discrets vents revers de l’hiver. Il ne faisait pas très chaud en fait, d’ailleurs Dave ne sentait déjà plus ses oreilles à la vue des mains qu’il plaquait dessus. La petite amie de Jack — dont le nom lui échappait encore — lui avait jeté un doux regard encore un peu endormi, et en réponse il avait passé son bras autour d’elle et l’avait réchauffée quelques instants. Il se souvint qu’elle l’avait embrassé doucement sur le cou, de ses lèvres glacées qui commençaient à se gercer.

Et c’était pourtant un sublime sourire qu’elle lui tendit lorsqu’il baissa les yeux vers elle.

Le clocher sonna cinq heures, et c’est là que c’était arrivé. Elle avait commencé sa phrase : « Jack ;

Quelque chose de dur se fit sentir contre son crâne. Sans aucun doute, le sol dur de la pièce sombre. Quand il rouvrit les yeux, deux personnes se tenaient au-dessus de lui assises sur des bricoles empilées, en train de parler entre-elles comme si ni l’une ni l’autre ne se souciaient de lui.

Alors Jack tenta de se relever de lui-même avec peine, évanoui dans cette sorte de remise, au bout d’une ruelle, dont aucun des murs ne comportait de fenêtre. Le décor avait repris sa quasi-propreté naturelle, et le monstre s’était évanoui quelque part dans le brouillard. Haut dans le ciel, la soudaine éclipse avait laissé place à un jour encore légèrement blême, mais bien présent.

L’une des deux personnes qui discutaient, un homme assez âgé aux cheveux rasés courts, tendit une main à Jack pour l’aider à se relever complètement. Il parlait à la seconde personne qui se révéla être Johana, assise avec ses éternels habits de travail, une main sur sa nuque alors que son regard fixait le sol. Quand elle vit Jack elle parut soudain soulagée de le voir debout, sans trop de dégâts. Elle se prit même à l’enlacer quelques instants, puis elle se retira lentement. « Viens Jack » fit-elle alors en le prenant par la main, « on va suivre Matthieu jusqu’à notre maison, on sera en sécurité là-bas, loin ». Elle s’arrêta de parler. Un arrêt que Jack ne saisit trop sur le laps, tant la phrase paraissait inachevée.

« Loin des monstres », peut-être ? proposa avec sadisme la voix fantôme, que Jack semblait enfin définir comme une voix féminine, alors qu’il reprenait conscience. Il s’empressa de réagir au mot « monstre », assaillant Johana et Matthieu de « Vous aussi vous l’avez vu ? ». Mais aucun des deux ne répondit, ils se contentèrent de se regarder entre eux avec une pointe de quelque chose dans leurs yeux, que Jack n’arriva à déchiffrer, mais qui était en partie de la surprise.

Il voulut ajouter quelque chose, une phrase, une question, n’importe quoi, mais ;

Mais t’es en train de t’évanouir. Oui, c’est un peu ça, non ?

« Je » entama-t-il, avant de fermer les yeux et de sombrer dans cette même étendue de noir qu’il venait de quitter. Intérieurement, il hurla de terreur, comme si s’évanouir équivalait à retourner dans le placard, et y affronter ses démons une énième fois. Et pour rien au monde Jack ne voulait retourner en arrière, que ce soit pour le matin où tout est arrivé ; ou pour cette fraîche soirée où son père quittant la pièce assura d’une voix pourtant hésitante « Il n’y a rien dans ce placard, une bonne fois pour toute ».

3

« Mais papa, il est dans le placard j’te jure ! »

Son père se passa la main sur le visage en soufflant un mélange de rage et d’exaspération.

  • Il n’y a rien dans ce placard, Jack, tu comprends ça ? vociféra-t-il d’une voix forte et exténuée à la fois.
  • J’te jure que si, juré craché ! assura l’enfant en se redressant de plus belle sur son lit.
  • Ok, tu veux que j’aille voir c’est ça ? répliqua le père en pointant du doigt la porte du placard noyée dans l’obscurité de la chambre mal éclairée.
  • Non ! Le monstre te mangera si t’y vas, je —

Pendant un bref instant, ils se retournèrent tous deux vers la dite porte de la petite penderie. Quelque chose avait gratté à la porte, rien qu’une fraction de seconde. Le père de Jack détourna le regard, pour ne pas que son fils le voit dans le doute. Il y avait quelques souris dans la maison, certes, et pourtant... Un frisson parcourut le long de son dos, pour redescendre à la racine et y faire pousser une terreur viscérale. Une terreur, qu’il ignora du plus profond de lui-même.

Il s’éloigna vers la porte, et avant de la claquer, il ajouta « Les monstres ça n’existe pas, Jack, compris ? Tout ça c’est dans ta tête. ». Jack se rétracta alors dans ses draps et lança un « En es-tu sûr, papa ? ».

Lassé, celui-ci fit un bref « oui » de la tête et claqua la porte.

Un peu plus tard, quelqu’un hurla au cœur de la nuit. Mais le père ne bougea pas de son lit, restant figé à regarder le plafond ; à intervalles réguliers, des appels au secours provenant de la chambre de Jack se faisaient entendre. Mais son père ne se leva toujours pas.

À vrai dire, il aurait donné tout ce qu’il avait pour se lever, et courir dans la chambre de son fils. Mais il avait du mal à respirer, beaucoup de mal. Il leva sa frêle main vers son cou et en pris le pouls, avec difficulté — sentant le sang congestionner vers sa tête et lui donner des vertiges. À ses oreilles parvenait le son dérangeant de sa forte respiration. Et au fond de lui, la peur qu’il avait enfouie se frayait un chemin vers son esprit pour venir le lacérer de ses griffes de cauchemar.

Tétanisé, le père ne bougea bientôt plus d’un cil, à l’écoute de cette peur qui s’approchait tapie dans l’ombre.

Et la peur s’approcha effectivement de lui. Au début par l’arrêt soudain des cris qui laissa place à un silence de plomb. Puis par de brefs bruits de pas, si loin, mais pourtant « dans » la maison, des pas de plus en plus proches.

Le bruit de la clenche se fit entendre tout doucement, comme un murmure, et la porte s’ouvrit lentement, craquant de temps en temps. Elle ne s’ouvrait pas du coté du lit, il fallait attendre qu’elle soit complètement ouverte pour entrevoir le couloir, ou encore, observer ce qui venait de pénétrer dans la chambre.

Le cœur du père de Jack s’accéléra quand des doigts apparurent derrière la porte, et qu’une silhouette indicible dans la nuit profonde entra dans la chambre. La forme se retourna sèchement vers lui.

Le père n’eut pas le temps de réagir. Son cœur, battant et pédalant tant bien que mal pour gravir cette raide pente, et échapper à ce qui le poursuivait, fut soudain trop fatigué. Le vélo tomba, et le cœur roula droit dans la gueule de la Terreur.

Le choc fut terrible, les battements s’arrêtèrent aussi net que des hurlements étouffés par une main de cuir. La dernière chose que vit le père de Jack, avant de mourir d’une crise cardiaque et de s’écrouler du lit ; ce fut son fils sortant de l’ombre larmes aux yeux, et courant vers lui pour le serrer dans ses bras.

Ses yeux se fermèrent, pendant que son corps basculait rapidement et profondément.

Très profondément, dans une étendue infinie de ténèbres…

4

…percées par la lumière du couloir. La porte de la chambre avait été ouverte, et Johana entra. Pendant que Jack du haut de ses trente-deux ans se releva sur son lit, en sueur comme s’il était redevenu cet enfant apeuré le temps d’un songe tortueux. La jeune femme s’assit sur le matelas et le regarda attentivement, et après quelques instants elle passa délicatement sa main sur le front brûlant de Jack qui retrouvait difficilement ses esprits au milieu de l’écheveau de pensées laissé par le cauchemar encore frais.

« On est tous en bas, dans le salon. Tu veux pas venir avec nous ? » questionna-t-elle d’une voix délicate du bas de son sourire hésitant. Mais l’homme enfoui dans le lit ne répondit pas — il avait encore trop en tête la réminiscence de son père sans vie s’écroulant au sol. Et il n’osait raconter toute l’histoire à Johana… en quoi l’aurait-elle aidé dans le fond ? Elle n’aurait fait que s’apitoyer sur lui, ou dire l’habituel « Oh, je suis désolé, je ne savais pas ». Comme si c’était un crime capital que de parler de ceux qu’on a aimé. Quant à la pitié… aux flammes la pitié.

La voix de Matthieu se fit entendre dans le salon. Jack se leva alors du lit et se laissa prendre la main par la jeune femme qui l’entraîna dans l’escalier descendant au rez-de-chaussée ; il ne sentit presque pas sa douleur au mollet en descendant les solides marches en colimaçon, pas plus qu’il ne sentait la douleur à sa cuisse droite. Il avait l’impression de vivre dans un monde où la souffrance ne serait plus qu’un mot parmi d’autres, sans évocation quelconque. Plus qu’un souvenir recouvert de brouillard.

Jack ne savait si c’était effectivement « L’air est différent ici », ou tout autre chose.

Ou peu importe.

Il en profita pour découvrir la maison dans laquelle on l’avait emmené. Une sorte de majestueuse bâtisse s’élevant par-delà la cime des arbres, avec en son intérieur bon nombre de boiseries, de meubles classiques, et mêlé à tout cela, des tableaux d’un goût douteux dignes des plus grands philistins. Dont l’un d’eux qui attira le regard de Jack, présentant une silhouette ténébreuse et angoissante debout dans un coin d’une pièce vide aux teintes bleutées — sans doute bercée par la nuit ; un tableau noblement titré « L’Affre ».

La maison devait sûrement appartenir à quelqu’un d’aisé, ou à une famille bourgeoise, avant que cette ville ne soit désertée. Le genre de famille qui se vouvoie entre membres, et mange autour d’une longue table qui sépare le chef de famille de ses enfants. Rien que l’idée de vivre dans un tel climat chirurgical provoquait de petits frissons par à-coups.

En bas, dans le salon et autour d’une table basse, assis sur des canapés près d’un feu de cheminé allumé, se trouvaient deux hommes qui ne se parlaient pas mais regardèrent Jack et Johana marcher lentement vers eux. Le premier de ces hommes devait être ce Matthieu que Jack avait entre aperçu avant de s’évanouir, et qui présentement était occupé à avaler une nouvelle gorgée d’alcool directement au goulot. Et en face, enfoncé dans les recoins du canapé, un homme qui —

« Je te présente Victor »

Victor. Il portait un léger chemisier marron, et de très petites lunettes à carreaux plats et rectangulaires que de son bout de tissu il nettoyait sans trop y penser, les yeux à regarder l’alcool aller et venir dans la bouteille de Matthieu. Aussi étrange que cela puisse paraître, Jack avait l’impression de toujours les avoir connu ; peut-être quelque chose d’amical dans leurs regards, ou la manière dont ils agissaient avec lui comme un ami.

« Hé, mais c’est notre hôte, viens t’asseoir là, allez ! » lança Victor dans l’air renfermé de la pièce, en tapotant le canapé de sa main gauche. Pendant ce temps, Johana était venue se placer à coté de Matthieu, souriante comme à son habitude ; les cheveux devenus couleur braise, éclairés par la lumière orange du feu dans la cheminée. Victor enleva son chemisier qui commençait à lui tenir chaud, puis il demanda par sympathie plus que par curiosité vraie « Vous faisiez quoi avant ? », sans trop même regarder Jack qui était venu s’asseoir à côté de lui.

La phrase en elle-même avec quelque chose de troublant. Vous faisiez quoi, « avant » ?

« Avant que tout cela ne vous arrive, quel était donc le métier que vous n’exercerez plus jamais ? Hein ? »

Jack resta à regarder le feu sans dire mot, réfléchissant à quelle réponse il allait formuler pour leur expliquer qu’il passait ses journées à nettoyer les rues. Comment allait-il retourner sa phrase pour qu’elle donne l’impression de le grandir ? Une sorte de « Je passe mes journées à combattre ces vermines qui salissent nos rues ! Je suis le défenseur de la veuve et l’orphelin, je suis Super-Papior, je ramasse les déchets pour moi, pour vous, pour le bien de tous ! » ; ce à quoi ils lèveraient tous les bras et viendraient baiser ses pieds ?

En même temps, qui t’oblige à leur dire la vérité, à ces gens ? murmura la voix fantôme.

Ils restaient tous à le regarder, attendant fatidiquement les mots qui allaient sortir de sa bouche comme s’ils avaient une importance démesurée. Un sourire se tendit sur les lèvres de Jack. « Je suis policier » déclara-t-il, avec toute la conviction du monde. En un instant il avait effacé huit années de carrière monotone ; et avait modelé sa propre vie, selon ses désirs présents. Aussi loin qu’il puisse se rappeler, il n’avait jamais menti aussi naturellement, oui… il était arrivé en une poignée d’instants, à se convaincre lui-même que c’était ainsi que s’était déroulée sa vie — à se convaincre que ce fait était véridique.

« Ah… et vous avez de la famille ? Je veux dire, vous avez pas peur pour eux ? De nos jours les flics ont souvent peur pour leur famille, et pas vous ? » questionna Matthieu en posant sa bouteille sur le journal replié qui servait de dessous de verre, et dont la date semblait l’indiquer vieux de plusieurs années déjà. Jack réfléchit un brin, repensant à la photo de cette fille qui trônait sur sa table de chevet, et répondit alors « Ma fille Samantha, est désormais assez âgée… elle doit avoir environ dix-neuf ans, aujourd’hui ».

Il y eut un bref silence, et il acheva sa phrase sur le ton d’une guillotine tombante : « J’allais la rejoindre avant d’arriver ici ».

Ils parurent tous gênés, mais aucun n’osa dire quelque chose. Oh, qu’ils se taisent de toute manière, Jack ne se souciait guère de ce qu’ils auraient pu dire. Le hasard l’avait mené ici, et c’est comme si sa vie d’avant n’avait désormais plus aucune importance à ses yeux, que ce soit sa fille, ses parents ; seule peut-être restait sa femme qui —

Euh, t’as plus de femme, Jack. T’aurais jamais pu, pas après

« Ma femme » reprit Jack. Ces mots avaient fait le silence dans son esprit. La voix fantôme n’osa répliquer après cela, et resta endormie le reste de la soirée. C’était désespérant l’importance qu’elle prenait, maintenant qu’elle était devenue réelle. En un sens, Jack lui avait donné vie. Il ne savait trop quel rappel de sa mémoire, quel évènement ; qu’est-ce qui l’avait fait sortir de son hibernation, mais ce qu’il savait c’est que c’est en lui répondant et en l’écoutant qu’il lui avait donné cette importance. Mais était-ce réellement de sa faute si cette voix avait une touche féminine et familière qui l’obligeait à se sentir concerné par elle ?

« Ma femme » répéta Jack une nouvelle fois, « Ma femme, Louise… est morte il y a quelques années de ça, dans un accident de voiture. On roulait le long de la route qui menait à notre maison, en rentrant d’une soirée qu’on avait passée chez des amis à boire et à célébrer le futur mariage d’une connaissance à elle. Elle portait son petit gilet et restait à regarder par la fenêtre — moi j’étais au volant. J’avais plus ou moins bu, c’est vrai, mais elle était quasiment endormie et de nous deux j’étais, on va dire, le moins mal placé pour conduire. Si je me souviens bien, c’est arrivé en traversant le long pont qui sépare les deux côtés de la vallée. »

Il s’arrêta un court instant dans son récit, le regard pensif toujours dirigé vers le feu de la cheminé dont les flammes faisait danser les ombres du salon. Et d’un geste presque naturel aux yeux des autres il saisit la bouteille d’alcool de Matthieu et en avala deux gorgées avant de reprendre son difficile laïus là où il l’avait laissé, et ce sans aucune réaction des autres, comme s’ils étaient devenus des statues de pierre attentives.

« J’avais un peu les yeux qui se fermaient moi aussi, et ça a pas dû arranger les choses non plus. Mais ce soir-là je le jure sur ma vie, la voiture qui nous a percuté roulait sur notre voie à nous. J’ai dit que j’avais bu je le sais mais qu’on me coupe la main si c’était ma vue qui déraillait ! Enfin bref… le temps que je me pose la question « Est-ce que j’ai trop bu ? », son capot était venu s’enchevêtrer dans le notre, dans un grand bruit de fracas, et dans un choc qui m’éjecta sur la route directement à travers le pare-brise. Quand j’ai repris conscience, ma première réaction a été de me relever et c’est là que j’ai constaté que ma jambe droite avait été sérieusement amochée par le bond que j’avais fait. Alors j’me suis traîné jusqu’au feu de joie qui grossissait entre les deux carcasses, et à terre il y avait Louise qui leva la tête vers moi ».

Une seconde fois, ce « narrateur au coin du feu » se saisit de la bouteille poussiéreuse et en but une gorgée. Sous le regard toujours attentif des trois autres ombres muettes qui assistaient à son récit laissé en suspens, là à n’attendre que la conclusion tragique de l’histoire. Une conclusion qui commençait par une phrase simple et directe : « J’ai regardé les flammes l’emporter sans pouvoir réagir… À peine j’avais saisi ses bras dans mes mains que quelque chose explosa dans un appel de flamme et la projeta au loin. Ses bras se sont décrochés de moi, et elle s’est effacée dans la nuit, en me hurlant les derniers mots qu’elle ne formulerait jamais. Et — »

Jack s’arrêta, ignorant les larmes qui commençaient à couler le long de ses yeux. Ce qui sortait de sa bouche n’était plus désormais qu’une bouillie de paroles incompréhensibles, brouillées par la tristesse bouchant sa gorge à moitié. Quelques mots de temps en temps, sortaient du lot : « Je m’en suis sorti et pas elle », mais rien de plus, c’était tout. Johana vint s’asseoir près de lui et passa doucement un bras autour de lui. Pendant qu’il pleurait, visage dans ses paumes, elle regarda tout à tour Matthieu et Victor. La soirée n’avait plus aucune saveur à présent. Qui aurait osé ajouter quelque chose après cela ? Jeter des paroles, quelles qu’elles soient, dans cet air dont la bonne humeur s’était enfuie ?

Jack renifla un bon coup et se dégagea des bras de Johana, les yeux vitrifiés. Il se leva alors vers la fenêtre du salon, pour oublier tout ce qu’il venait de dire, et tout ce que cela venait d’impliquer. « Je vais bien » murmura-t-il, pour détourner ces regards pointés vers lui qu’il n’osait affronter. Ces regards pesants qui disent « Que j’aimerais tant t’aider… et pourtant. ».

Matthieu se leva de son coin de canapé et, pendant qu’il s’approchait de Jack à pas de loups comme s’il allait lui briser la nuque, il fit un geste du bras vers Johana et Victor. Un geste, mine de dire « Parlez dans mon dos, laissez-moi seul avec lui ».

Jack s’était collé à la fenêtre, et regardait Maevaët éclairée par les quelques lampadaires dont l’ampoule n’avait pas cassé avec les années. L’homme au crâne rasé posa sa main sur son épaule, le réconfortant de quelques paroles compatissantes : « Tu sais, quand je suis parti loin de mon foyer pour aller à la guerre, on m’a appris à faire le deuil rapidement. Parce que quand quelqu’un se reçoit un plomb et arrête de respirer à l’agonie, t’as juste pas le temps de pleurer pour lui. C’est les risques du métier, de perdre des proches. »

Jack se retourna vers lui lentement. Il n’avait pas vraiment entendu ce qu’il venait de dire ; et quand bien même il l’aurait fait, il ne voyait pas où il voulait en venir. Mais il hocha la tête, en répliquant simplement qu’il avait déjà fait son deuil. Peut-être simplement trop rapidement, d’après lui, comme s’il avait jeté le souvenir de Louise dans une benne, et qu’il s’en était éloigné sans regrets.

« Écoute… enfin, tu sais pourquoi la ville s’appelle comme ça ? » demanda Matthieu, sous le bruit de la grande pendule sonnant deux heures du matin. « Non » répondit Jack — à vrai dire, il s’en foutait complètement. La seule chose qui l’absorbait désormais était la ville apaisée qu’il observait par la fenêtre, aux couleurs non encore teintées par l’aube ; une ville de quiétude plongée dans les prémices au matin. Ça y est, Jack avait enfin franchi l’infranchissable : lui aussi désormais commençait à se sentir chez lui aux côtés de ces trois personnes ayant décidé de camper le silence.

« Quand ils ont construit la ville, ils l’ont fait sur la tombe d’une jeune fille qui avait été enterrée ici par dieu sait qui, près du lac. Elle portait encore autour du cou un pendentif sur lequel son nom était gravé, « Maevaet ». Ils ont appelé cette ville comme ça en hommage à la vue qu’elle avait sur le lac ». Matthieu s’interrompit un instant, hésitant à aller droit au but. « Tu vois Jack… personne ne pleure sa mort, et pourtant on se souvient tous d’elle, elle est tout le temps là autour de nous, Maevaet est un peu comme la ville elle-même ».

Jack se retourna vers l’autre homme, yeux baissés. Puis il leva la tête, et le regarda, alors qu’il achevait sa morale d’une phrase simple : « Personne te demande de jeter tous les souvenirs d’elle, juste d’en passer la plupart sous silence ». Puis il alla se rasseoir, laissant Jack méditer.

Johana et Victor avaient entamé une discussion sur — peu importe. Jack resta un long moment à regarder les rues feutrées et embrumées de Maevaet. Il aurait tant aimé sortir et se balader dans ces rues, comme au bon vieux temps. Juste histoire de se changer les idées. Il était si pensif que dans le reflet de la fenêtre, il semblait être seul dans le salon, la tête égarée dans les nuages. C’était amusant la manière qu’ils avaient de traiter la ville comme si elle était une personne à part entière… même si chaque heure un peu plus Jack se ralliait à cette idée. Maevaet était comme un chien qui vous mord en vous voyant comme un inconnu, et qui finit par vous fiche la paix une fois que vous avez le pied dans la maison.

L’air froid qui passait par l’encadrement de la fenêtre commençait à dessiner la chair de poule sur les bras croisés de Jack. Et c’est ainsi qu’il acheva sa réflexion et alla se rassoire près du feu, à coté de Victor. Il avait gardé en tête l’anecdote de Matthieu, qu’il rangea dans le placard des idées inutiles mais qu’on retient toute sa vie dans l’espoir qu’elles servent un jour.

Puis il ferma les yeux, la tête appuyée contre un des repose-mains du canapé. Il ne fallut que peu de temps pour qu’il soit épris d’un sommeil lourd qui l’assomma d’un coup sec sur le crâne. Il entendait encore ces voix autour de lui, mais ça ne l’empêcha pas de se détacher de ce monde, et de plonger dans celui des songes.

Dans le rêve qui s’entamait, Jack était assit sur une chaise au milieu d’une pièce vide, dont les murs étaient légèrement colorés de ce bleu nocturne propre à la nuit. Le silence l’enveloppait d’une froide couverture, alors que peu à peu il levait les yeux vers le coin de la pièce où se tenait un homme au regard noir comme un puit sans fond.

Puis le décor se déconstruit pierre par pierre, et Jack d’un moment à l’autre redevint cet enfant pétrifié au fond de ses couettes, alors que quelque part dans la chambre s’ouvrait la porte d’un placard, laissant entrer la chose, ou devrais-je dire cet homme, lui ; l’Affre.

5

Le placard s’ouvrit dans un son lent mêlé ça et là aux grincements des charnières. Une mélodie macabre que Jack tentait délibérément d’ignorer, la tête enfoncée au plus profond de son oreiller humidifié par la sueur et les chaudes larmes qui s’écoulaient à l’unisson de ses deux yeux plissés d’enfant. Tout son corps frissonnait et le froid hivernal prenait un malin plaisir à faire claquer puissamment ses dents de lait. Devant lui, de ses yeux recouverts de pleurs étouffés, il ne parvenait qu’à peine à distinguer la lumière du réveil qui chantonnait « 23:41 ! 23:41 ! ».

Jack finit par fermer les yeux.

Bruit de pas. Il arrêta de respirer, simple désire d’être inconscient lorsque — Bruit de pas. Le son grinçant des chaussures qu’on plie doucement pour marcher sur la pointe des pieds se faisait entendre près du placard. Puis d’autres bruits pas, encore et encore. La chose se rapprochait laborieusement du lit de l’enfant. N’osant courir ou ramper ; simplement s’approcher de sa proie avec un délicieux sourire, en faisant grincer ses chaussures en cuir, et en faisant craquer ses doigts enveloppés dans de méticuleux gants.

Le monstre ; non il n’y avait pas de monstre. L’homme ; qui avait pénétré dans la maison, fit planer sa main au dessus des couettes de Jack. Laissant la lune y projeter l’ombre d’une silhouette aux allures mortifères. Puis tout se passa très vite. La main retira les couvertures d’un coup sec, révélant aux yeux de Jack quelques uns des traits de ce Grand Méchant Loup qui se tenait debout près du lit. L’enfant ne tarda pas à hurler de toutes ses forces, pour que par pitié son père l’entende à l’autre bout du couloir — ou même que sa mère, loin dans la grande ville à son travail, entende son appel à l’aide.

Mais rien de fonctionna, personne ne vint à son secours ce soir-là.

L’homme, voyant Jack se tortiller dans son lit, se mit à rire sous sa sombre cagoule, et l’enfant de son côté ne put s’empêcher de frissonner de peur panique à l’entente de ce rire glauque digne des pires cauchemars. Vous ne saisissez pas ? Bien, soit, alors imaginez-vous un seul instant ouvrir les yeux dans votre chambre en plein milieu de la nuit, dans le noir, et entendre quelqu’un rire dans un coin de la pièce. Là, vous comprenez désormais…

Jack lui, s’arracha les cordes vocales de cris, tous plus désespérés les uns que les autres, mais il n’y avait pas de voisins autour de la maison, dans ce petit village… là n’était plus le but de ces hurlements de toute façon ; la seule chose qui préoccupait l’enfant dès lors, était de faire fuir ce monstre : l’Affre. Simple désir de le faire retourner dans le placard d’où il était venu. Mais l’Affre n’en fit rien, bien au contraire, il arrêta soudainement de rire et plaqua sa main gantée sur la bouche de Jack. Sur la bouche d’un enfant terrorisé, qui continua à hurler même sachant éperdument que jamais personne ne viendrait pour lui.

L’Affre enfonça son autre main dans sa poche droite, de laquelle il sortit un cran d’arrêt qu’il fit « sortir » dans un bruit de métal, à la lueur de la lune semi couverte par les nuages noirs. Le regardant hypnotisé, Jack se débattait de toutes ses forces, donnant des coups de pieds dans les montants du lit et se faisant terriblement mal à lui-même. Mais d’un autre côté de lui-même il ne pouvait détacher son regard de la main droite de l’homme qui descendait peu à peu la lame vers lui pour caresser sa douce peau d’enfant.

Puis l’Affre se courba vers Jack, le regardant de ses deux billes sombres. Il le saisit alors à la gorge d’une seule main et le leva en l’air comme un quelque sac à provisions que l’on aurait jeté par-dessus un bateau. Tenant Jack par le cou, le regardant suffoquer et se débattre inutilement, il se remit à marcher, grinçant et craquant, vers la porte du placard dont la gueule était grande ouverte.

Une étendue infinie de ténèbres, sombres et profondes.

Sans hésiter, l’Affre jeta Jack violemment dans le placard, et en referma la porte d’un coup sec. Se remettant à rire de plus belle, d’une chose pourtant si horrible.

Jack se débattait dans le noir, renversant les boites de chaussures et délogeant une souris qui s’y était installé. Au diable les animaux, il tentait par tous les moyens d’ouvrir la porte que l’homme bloquait de l’extérieur. Et voyant que Jack se mettait à donner des coups de pieds, celui-ci commença alors à glisser son couteau entre les ouvertures de la porte, une à une. Comme un magicien qui enfoncerait des épées dans une boite. Sauf que cette fois, la magie n’opérerait pas et Jack le savait. Alors il arrêta de hurler, tout simplement.

Un silence bref et terrifiant assaillit brièvement la pièce de sa plénitude, puis l’Affre murmura quelques mots d’une voix grave, lente et quasi-robotique. Sans aucun doute les paroles les plus ignobles que l’on puisse adresser à un enfant : « Quand on est seul, on n’est en sécurité nul part ».

Ce après quoi il émit un autre de ses rires diaboliques, et sembla s’éloigner vers la fenêtre.

Tous les mouvements réflexes que Jack faisait pour se débattre se stoppèrent net. Le corps trempé de sueur et pleurs, il tendit l’oreille et constata que la pièce avait retrouvé ses sons habituels. D’un geste méfiant, il ouvrit la porte du placard et regarda à sa droite : la chambre était vide, il n’y avait plus personne, ou… À peine Jack eut son regard retourné vers la gauche, que l’Affre se tenait derrière la fenêtre fermée, d’un visage qu’on devinait souriant de sadisme. La peur envahit le corps de l’enfant avec une rapidité fulgurante, et c’est cette même terreur qui le fit courir, le plus vite possible vers la chambre de son père. Tout lui dire, qu’il le protège, qu’il empêche l’homme de revenir dans la chambre... On croit malheureusement à bien des choses en tant qu’enfant, et cette image de demi-dieu du père s’efface malheureusement à un âge que Jack n’avait encore atteint.

Il traversa les couloirs, se précipitant vers la clenche, et lorsqu’il l’eut abaissé, il s’arrêta. Il avait entendu un grincement derrière lui.

Et s’il était retourné dans le placard, à m’attendre ? se murmura-t-il à lui-même. Quelque chose sembla bouger dans la pénombre du long couloir. Jack ouvrit en grand ses yeux et retint sa respiration, attendant patiemment que sa vue s’habitue aux ténèbres environnantes et lui laisse apercevoir ce qui se trouvait dans la zone d’ombre en face de lui. Était-ce son chat qui était dans l’ombre ? Était-ce lui qui grattait à la vitre de sa chambre ? Voire ;

Jack ouvrit en grand la porte de la chambre de ses parents et rentra dans l’ombre sans plus tarder, pour fuir un monstre qui semblait pourtant omniprésent. Il resta quelques instant à regarder son père, dont le visage était meurtri par l’épouvante. Mon dieu, l’Affre l’avait sans doute eu lui aussi ! Jack pensa immédiatement à d’innombrables « Non ! Non ! » le temps de courir vers son père qui s’affala au sol comme une masse inerte.

Il voulut dire quelques derniers mots, quelque chose comme ;

Quelque chose qu’il n’eut jamais le temps de dire.

Jack regarda autour de lui. Son père ne bougeait plus, ni ne respirait, ni n’était en mesure de faire quoi que ce soit pour le protéger. Sa mère ne revenait que le week-end, faute à son travail — dans vingt-huit heures qui semblaient tout simplement inatteignables par le peu de courage qui restait en Jack.

Un enfant désormais seul dans cette immense maison. Si seul.

Et « Quand on est seul, on n’est en sécurité nul part ».

6

Johana ouvrit les yeux, endormie sur une chaise placée près du lit où Jack venait de brusquement s’éveiller, de manière aussi sèche qu’un coup de tonnerre. La jeune femme avait apparemment veillé sur lui, pour une raison qu’il ne saisissait pas très bien. « Tu t’es réveillé ? » murmura-t-elle à sa vue, d’une voix cassée, sans nul doute par le froid de la chambre et la fatigue. Ne sachant quoi répondre, il se contenta d’opiner. Elle rompit le silence à nouveau : « J’ai eu peur que tu ne refasses d’horribles cauchemars, alors je suis resté près de toi. Ça va mieux maintenant ? ».

Il hésita à répondre, du moins, à répondre la vérité. C’était une histoire qu’il n’avait jamais racontée à quiconque, par peur de se replonger malgré lui dans un cauchemar qui avait peiné à se dissiper dans le brouillard de ses souvenirs. Et puis de toute manière, à qui bon raconter quoi que ce soit, quand on est seul ?

« Jack, je voulais que tu saches que… si t’as besoin de quelque chose, on sera toujours là à tes côtés, si tu te sens seul ou si t’as besoin de quoi que ce soit. » murmura Johana en passant une main dans les cheveux agités de l’homme à peine réveillé, d’une voix qui semblait capable d’effacer les pires des tourments. Et il n’y avait pas que sa voix ; elle était là assise à ses côtés, éclairée par la lumière d’un lampadaire qui filtrait par la fenêtre. Elle portait encore ses habits de travail qu’elle ne quittait sans doute jamais, mais ça n’enlevait rien à son charme et Jack ne prenait qu’à peine conscience d’à quel point il la trouvait jolie, à quel point il appréciait les sublimes formes de son visage fin et féminin, ou ses yeux d’un vert absinthe ; vert comme les plus beaux des vers.

Une phrase sauta même dans le tourbillon de pensées de Jack : « Si la voix fantôme et féminine devait être quelqu’un, je voudrais que ce soit elle ».

Elle resta à le regarder, puis elle se leva de sa chaise et détourna le regard vers la fenêtre à droite du lit ; sa main venue caresser le pendentif doré « Johana » qu’elle portait autour du cou, sous son chemisier et son gilet de laine rouge. « Jack » entama-t-elle alors une nouvelle fois en se rapprochant de lui, et lui saisissant délicatement le visage, « tout ça sera bientôt fini, n’aie plus peur.

  • J’ai peur… j’ai peur de l’homme dans le placard, sur le tableau. J’ai peur de l’Affre. Johana —
  • Oui, Jack, moi aussi… mais n’aie plus peur, ça va aller. le rassura-t-elle avec soin.

Posément, elle se baissa et déposa un doux baiser sur la bouche de Jack, un baiser chaud et rassurant qui lui fit — l’espace d’un instant — oublier les mille et une pensées de son esprit retors. Les tourments acérés qu’il subissait à chaque fois qu’il se prenait à fermer les yeux pour à nouveau plonger dans le placard.

Je t’aime, Jack.

Johana se leva et ferma la fenêtre pour couper court aux courants d’air, puis écarta un rideau réticent afin de laisser la lumière entrer au possible, ce qui pourtant ne fit pas fuir les couleurs bleues et sombres de la petite chambre. Quand Jack arrêta de regarder le placard au fond de la pièce à gauche, la jeune femme était déjà en train de refermer la porte derrière elle.

Le filet du lumière provenant du couloir se tut, laissant place à la pénombre, et faisant taire toutes les voix de l’esprit de Jack pour le laisser apprécier les grincements saccadés de la maison, comme si le Silence en avait à nouveau pris les rennes et s’apprêtait encore et toujours à envoyer ses patins d’horreur pour hanter Jack. Celui-ci se retourna dans le lit, mal à l’aise, et surtout quitté de toute fatigue suite à sa dernière visite du Placard. Johana l’avait laissé en proie aux ombres les plus féroces, et c’est plus seul que jamais qu’il se tortillait dans ses couettes comme un ver de terre qu’une fourchette tente d’embrocher.

Le regard de Jack dériva au hasard sur la fenêtre que Johana avait fermée et verrouillée, et c’est une terreur bestiale qui lui fonça alors en plein ventre sans remord aucun ; une terreur dont l’homme ne comprit pas tout de suite l’impact tant celui-ci était violent et puissant. Voir ce qui se dressait de l’autre côté des carreaux, était comme observer un feu d’artifice un soir de Juillet — et constater que de là où l’on se trouve, le bruit lourd de l’explosion ne nous arrive que bien après que les jets de lumière se soient élancés dans le ciel.

Comme un léger décalage.

Le monde sembla vaciller et basculer dans une toute autre atmosphère, mais pourtant la silhouette de l’Affre qui se tenait immobile de l’autre côté de la vitre, elle, ne bougea pas un instant. Jack se retourna brusquement pour lui faire dos, ne voulant tout simplement pas faire face à « ça », au fait que de telles horreurs s’en prennent deux fois aux mêmes personnes.

Et pourtant, pourtant du recoin sombre de la pièce qui était opposé à la fenêtre, jaillit un second feu d’artifice ; crépitante fontaine d’étincelles qui sous les yeux de Jack avait prise des formes abstraites. Elle, la seconde créature, se tenait debout, remuant ce qui paraissait être des bras ou des quelque membres indescriptibles. Une sorte de « cow-boy de l’espace » tout droit sorti de l’esprit de la Jessie de Stephen King.

Le cœur en furie, observé par les deux monstres de part et d’autre de lui qui se rapprochaient à pas de loup, Jack leva les yeux vers le plafond. Sentant de sa bouche sortir cette haleine de vigne — ou plutôt de sang — si chère à ces bêtes indicibles, craquantes et remuantes, bougeant leurs bras mécaniques.

Ô, vils serviteurs de l’Affre, monstres abstraits et sans consistance.

Jack hurla, s’égosilla pour qu’enfin Johana, Victor ou une quelconque autre marionnette de son délire, débarque en trombe dans la pièce, allume n’importe quelle lumière et fasse fuir ces démons. Oui, nuit après nuit, l’homme apeuré avait retrouvé ses logiques d’enfant et la seule chose que lui aie un jour recommandé son ami Louis lorsqu’ils étaient gamins, était de crier et d’attendre que la porte s’ouvre.

Et la porte s’ouvrit. Apothéose de cette horrible pièce de théâtre — troisième coup signalant le début de la scène, ou simplement coup de fusil au cœur vacillant de Jack enfoui sous cette inconfortable couette de satin. Le troisième monstre s’avança dans la pièce, pas après pas, frappants le parquet de ses arrêtes humides et difformes. Le monstre tenait dans ses mains un plateau sur lequel était posé… seul diable sait quoi et dont Jack n’osait deviner la forme, dans l’ombre.

Le monstre fit encore quelques pas en avant, laissant voir les habits qu’il portait, déchirés tant que malmenés, salis par la crasse et rougis par le sang. D’un geste étrangement attentionné, la créature déposa son plateau d’argent au sol, comme on déposerait une offrande, puis vint s’asseoir à la place de Johana près du lit, posant sa main droite sur Jack qui la dévisageait sans oser bouger.

Ce n’est rien, rendors-toi.

Les monstres ça n’existe pas.

Son visage illogique de chimère sembla regarder l’homme terrorisé une dernière fois, puis tel un acte maternel et bienveillant, la bête boucha le nez de Jack et enfonça une de ses ignobles mains au fond de sa gorge ; pour le regarder s’étouffer et sombrer lentement dans l’inconscience.

Les unes après les autres, les couleurs quittèrent la vision de Jack ; laissant la porte du Placard s’ouvrir en grand pour l’accueillir une ultime fois. Bientôt il ferma ses yeux à moitié et perdit son regard sur d’infimes détails avant de les clore définitivement. Comme pour observer ce gilet sale que portait la chose à sa droite, souillé de taches de sang séchées et de suie crasseuse.

Rendant illisibles les mots « Johana ; Je suis nouvelle ! ».

Noir.

7

Gris.

Les rues étaient silencieuses ce matin-là.

Jack ferma sa porte d’entrée et s’arrêta un court instant sur la saillie de sa maison pour respirer fort ce glacial air matinal de novembre. Le ciel était certes couvert par une épaisse fumée noire et opaque, mais la fraîcheur de ces premières heures du matin compensait bien de loin tout cela. Après un bref sourire adressé à lui-même, Jack se mit en route et pressa le pas, espérant que Dave, Victor et tous ses amis soient encore là à l’attendre au parc, assis sur « leur » table en bois, avec une joie douce et vagabonde sur leur lèvres en le voyant enfin arriver pour les rejoindre.

Non loin les aiguilles du clocher semblaient peiner à atteindre les cinq heures... c’était presque fascinant de voir à quel point Jack aimait plus que tout cette ville dans ses premières heures ; peut-être parce que le matin elle était déserte, vidée de ses habitants, avec pour seul occupant ces quatre adolescents et la brume légère qui emplissait les rues endormies. Ce simili de silence religieux qui forge en vous le sentiment d’appartenir à un tout autre monde, un univers parallèle où tout le monde aurait disparu, et où seul le silence serait maître à bord.

Ah, enfin — à peine ses premiers pas foulant l’herbe et la rosée du parc que Jack apercevait déjà ses proches assis ensemble sur cette petite table sale entourée d’arbres. Une table qu’ils se plaisaient à prendre pour leur chez eux, après tout, quelle personne n’a pas rêvé un jour de s’approprier un petit coin du monde loin de tous ? Ni vous ni moi.

L’adolescent se posa à sa place habituelle, à droite de sa petite amie frigorifiée, qu’il s’empressa d’enlacer d’amour pour la réchauffer à petit feu. Elle l’embrassa alors sur le cou, tout délicatement de ses lèvres froides ; un baiser que Jack lui retourna sans trop faire attention à ce que se disaient Victor et Dave. Au diable les autres, durant ces courts instants seul comptait ce visage magnifique, yeux fermés, de cette adolescente que l’on embrasse tôt dans la journée ; ce visage et certes, ses quelques imperfections, sorti du lit il y a peu et non encore embelli par les artifices du soleil et d’une journée radieuse.

Mais n’était-ce pas là en somme ce qui en faisait tout le charme ?

Jack détacha ses lèvres de celles de sa petite amie. Et le fixant alors de ses yeux verts, elle prit la parole presque par murmures : « Jack, tu sais, je vais bientôt avoir dix-neuf ans, comme vous trois en fait ». Elle s’arrêta pour sourire de coté, et reprit la parole, en serrant Jack du plus fort qu’elle le pouvait à ce moment-là.

« Jack, pour mon anniversaire, je veux que tu fasses quelque chose pour moi… »

Elle n’eut jamais le temps de finir sa phrase ; au loin, la fumée noire s’était intensifiée plus que jamais, obscurcissant le ciel et transformant peu à peu le jour en nuit soudaine, éclipsant le soleil derrière des paquets difformes de fumée noire et menaçante.

De l’horizon provenait un grondement vibrant, accompagné d’une armée de bruissements énervants. Et peu après, survint l’explosion monumentale. Personne n’eut le temps de réagir, l’onde de choc balaya les arbres, les maisons les plus proches, tout. Les flammes de l’explosion s’élevèrent dans le ciel, plus haut que dieu lui-même, dominant la ville de leur lumière vive et violente.

Ils furent tous projetés en arrière, et sous son propre regard affolé, Jack vit et sentit les bras de sa petite-amie partir peu à peu loin de lui, pendant que sa dernière phrase s’effaçait à jamais dans un lourd grésillement. Elle fut projetée en arrière, et quelque part dans l’assourdissante symphonie d’apocalypse que jouait l’explosion, se perdirent ces quelques mots.

« Je veux que tu m’emmènes loin de Maevaët, Jack »

Jack atterrit dans des buissons à quelques mètres de là. Et les minutes qui suivirent furent les plus éprouvantes de sa vie et de celle de quiconque. Le ciel déchiré par le feu ; les gens les plus proches de l’explosion hurlant dans leur maison, se consumant dans leur lit ; les toits s’arrachant et volant au loin, fauchant ce qui pouvait se trouver sur leur passage ; les murs soudainement recouverts d’une jetée de suie crasseuse et sombre.

Le chaos fait monde — que d’en bas de ces arbustes, yeux fermés et recroquevillé sur lui-même, Jack n’osait contempler. Semi inconscient, seuls quelques mots s’éprirent à sortir de sa bouche balbutiante.

Quelque chose comme « Je suis déjà en Enfer », ou peut-être autre chose.

Quelques minutes plus tard, dont la fin parut inatteignable comme celle d’une ruelle sans fond, tout s’arrêta net. Le souffle de l’explosion revint sur lui-même en un son d’aspiration, et céda sa place à un silence des plus absolus.

L’absence du moindre son, la soudaine surdité d’un monde.

Jack se releva, et regarda la ville, dont les maisons les plus proches de la lisière de la forêt avaient été tout simplement ravagées. Le jeune homme respirait un air très différent désormais, mélange de cendres, de fumée noire, et d’odeurs de braise. Un air qui lui donnait mal au crâne et le fit vaciller un court laps. Dehors les gens sortaient de leur maison et se pressaient d’enfourcher leur voiture pour quitter la ville et partir loin de ce cauchemar éveillé, dont Jack ne commençait qu’à découvrir les méfaits.

À sa gauche, les ombres inanimées de Victor et Dave, leurs corps venus s’écraser contre les arbres.

À sa droite, sa petite amie agonisant au sol.

Son sang ne fit qu’un tour et monta droit à sa tête ; sans même regarder où ses pieds se posaient il courut vers elle et la regarda, elle qui gisait désormais le souffle comme fauché par la mort. Sa tête avait heurté brutalement un imposant rocher qui sortait du sol, et s’était fendue comme de la vulgaire porcelaine. La poitrine de la jeune fille livra son dernier mouvement, et laissa derrière elle un corps sans vie. Jeune et innocent, portant encore — sous son gilet rouge tournant au pourpre — les habits du premier travail qu’elle n’obtiendrait jamais.

Orné de la petite étiquette « Johana ; Je suis nouvelle ! », désormais recouverte par une fine gerbe de sang s’écoulant de l’extrémité des lèvres de la défunte aimée.

Jack la regarda une ultime fois avant de se relever et de lever les yeux au ciel comme une accusation à Dieu ; mais il ne trouva par-dessus sa tête que des nuages desquels s’écoulaient cendres et fumée, venus former un lourd brouillard sur les rues de Maevaët.

Un brouillard qui s’apposa de lui-même, sur le souvenir de ce matin-là.

« J’étais encore endormie, quand ils sont tous partis »

8

En un aigu glapissement, Jack se redressa et leva la tête du sol. Il était tombé du lit durant son sommeil, et le choc l’avait réveillé sans moindre préavis.

Par la fenêtre, on observait le matin qui se levait peu à peu sur la ville, alors que le soleil pointait déjà à l’horizon. Dans la chambre, il n’y avait plus aucun monstre, plus aucune ombre inquiétante et malfaisante. Et à y bien réfléchir, y en avait-il réellement eu ? Allons ; et cette silhouette derrière la fenêtre qui n’avait jamais été plus qu’un amas de pierre censé être beau, posé en gargouille devant la fenêtre.

Sans trop réfléchir, Jack descendit l’escalier en colimaçon et passa la porte d’entrée pour pénétrer dans le froid cocon du matin qui enveloppait la ville, à une heure où tout le monde devait encore dormir. Et c’était avec un plaisir palpable qu’il accomplissait son désir de parcourir en paix ces rues, placides et aphones, juste un peu fraîches, mais supportables.

La ville qui l’avait si souvent mordu durant son périple en semblait presque muselée ; et Jack au vu des derniers souvenirs qui étaient remontés en lui, se sentait comme enfin dans son élément. À croire que l’Affre avait repris ses poupons et autres pantins désarticulés, et avait clôt la pièce de théâtre dont Jack avait eu le malheur d’être un des personnages.

Il erra longtemps dehors, à la recherche de quelque chose, ou de quelqu’un. Voire d’une simple sortie à cet enfer dont il avait traversé les épreuves et rencontré les démons. Oui, c’était ça en somme, l’enfer.

L’Enfer, ses diables et ses tourments.

La douleur que Jack avait au crâne revint discrètement. Restait à se demander s’il avait mal à cause d’elle, ou mal à cause de ce qui se dressait sous sa vue : une berline grise écrasée contre le sol après une « descente brusque » de la falaise. Sa berline grise à lui, dont le souvenir de la chute restait éternellement et étrangement flou, en comparaison à tous ceux que les créatures avaient fait ressurgir chez lui.

En comparaison à toutes les créatures que ses souvenirs avaient faites surgir pour lui.

Quelque part dans le brouillard qui recouvrait la chute, les paroles d’une chanson se firent entendre avec hésitation.

« Tu es comme une bougie qu’on a oublié d’éteindre, dans une chambre vide »

« Tu brilles entourée de gens sombres, voulant te souffler. »

Jack coupa la musique, dont les paroles ne lui évoquaient

Seul, dans une chambre vide.

Entouré de gens sombres, si sombres.

de toute manière que de bien mauvaises souvenances. Seuls restaient autour de lui les bruits monotones du moteur et des essuie-glaces qui allaient et venaient comme un pendule dont l’unique but serait de l’hypnotiser.

Il ne savait trop s’il avait bu ou pas ce soir-là. Il gardait en tête le souvenir d’une vue floue, et —

Non, il était sobre ce soir-là ; l’esprit clair et vif en observation de cette route qui se faisait avaler lentement par le capot de la berline. La nuit était certes profonde, ça c’était un fait, mais Jack roulait à allure décente et avec assurance sur cette vieille route de montagne.

La seule question restante alors en suspens, était celle de savoir où diable allait-il comme ça, ce soir-là ?

  • J’allais voir ma fille, elle allait fêter ses dix-neuf ans et —
  • Tu n’as jamais eu de fille, Jack, c’est clair ? Pas plus de femme. Tu n’as plus jamais eu de famille depuis la mort de Johana et les autres, admets-le enfin. Non, ce soir-là, tu n’allais nul part, point à la ligne.

L’esprit de Jack sembla dans un premier temps réticent à quitter la réalité qu’il s’était peu à peu constituée ici — « Non, j’allais ! » protesta-t-il même intérieurement, sans trouver de fin à cette route sur laquelle il roulait.

Oui… droit vers le néant. Il était rentré chez lui, et avait regardé sa maison sans bouger, sous l’encadrement de la porte. À contempler les fruits de sa vie lassante et solitaire. Et d’un geste réfléchi il avait pris les clés de sa voiture, et était parti sans but précis. Mais le destin est parfois cruel et au fur et à mesure qu’il longeait une « certaine » ville d’en haut de la falaise, des petites parcelles de mémoire lui revinrent en tête peu à peu, l’assaillant avec vivacité, comme un monstre surgissant d’une pièce sombre.

Beaucoup de souvenirs, même beaucoup trop. Que ce soit cette image marquante de l’Affre debout derrière sa fenêtre, ou le jour où il avait vu de ses propres yeux le corps de son amour partir au loin et s’écraser au sol dans le son d’une promesse qu’il ne pourrait tenir. Une promesse qu’il ne pourrait tenir.

Voilà ce qui était arrivé ce soir-là. Les hurlements déchirants des promesses qu’il ne tiendrait jamais.

Des promesses comme « Je veux que tu m’emmènes loin de Maevaët, Jack ».

Et il avait tourné violemment le volant vers la barrière de sécurité. Pour en finir, une bonne fois pour toute — rejoindre les siens, là où il n’avait pas eu la chance de les rejoindre, ce matin-là.

Fin de l’histoire.

Jack se retourna vers Maevaët, du haut de la colline où la berline avait atterri. Avec au fond de la gorge un sentiment amer de retour à la case départ. Et pourtant le Jack qui regardait d’en haut ces rues imperturbables et inoffensives, n’était sans aucun doute pas le même qu’avant. C’était un homme qui avait ouvert les yeux en plein fond de la mer, et avait découvert un tout autre univers dont il connaissait l’existence, mais qu’il n’avait jamais osé regarder de près. Un univers dont la vue lui brûlait les yeux.

Il comprit que le brouillard ne partirait jamais de la ville. Jamais le voile qu’il avait apposé sur ces durs souvenirs ne partirait, et était-ce un mal ? À y bien réfléchir, parfois au plus profond de sa mémoire, à trop chercher on tombe sur d’horribles démons qui s’étaient tapis là en attendant qu’on les déterre. Figés par le temps et le froid.

Jack retira le bandage autour de sa cuisse, délicatement. Laissant apparente une peau sans imperfections. Là où se trouvait auparavant une hypothétique morsure humaine, qu’elle ai cicatrisé, ou simplement jamais existé. Peut-être n’y avait-il pas de monstres, au final, et que toutes ces personnes sorties de ses souvenirs ou d’ailleurs, perdues au cœur du brouillard, figées ; peut-être étaient-ce elles, les véritables monstres.

Il posa sa tête contre l’une des fenêtres fissurées de la voiture, et ferma les yeux. Le front picoté par les bouts de verre de la vitre qui en dépassaient.

« Les monstres ça n’existe pas Jack, compris ? Tout ça c’est dans ta tête ».

Ce fut les derniers mots que prononça la voix fantôme de Johana, au fond de son esprit, avant de s’en aller au loin — avant de retourner dans le brouillard de là où elle était sortie.

Le brouillard, duquel le passé ne sort jamais, figé par le temps.

Un hurlement se fit succinctement entendre dans la douce matinée, puis se tut.

Le Silence reprit la place qui lui était due, comme si rien n’était jamais « réellement » arrivé.

Jack, n’était plus qu’un souvenir.

© 2020 - Emma Fabre - About

Jack

Published 13 years ago
59mn to read

0

« Il y a des états bien pires que la mort. »

Peut-être n’avait-il pas tort.

Tentant de faire abstraction de cette horrible douleur au crâne, Jack regarda une nouvelle fois le décor mort qui l’entourait ; cette opaque brume du matin qui enveloppait encore ces éparses arbustes dégarnis dans lesquels il avait atterri, sans trop savoir quand, pourquoi ou comment. Un fin rayon de lumière perça le brouillard dans lequel il s’enfonçait, ce n’était que les premières lueurs de l’aube qui levaient la tête de l’horizon, laissant l’obscurité s’en aller en partie pour fuir le dieu soleil se levant. De vifs éclats qui laissaient le monde s’éclairer chaque seconde un peu plus, et dévoiler ce paysage aux teintes orange d’apocalypse.

Ce sombre décor – qui il y a quelques instants apparaissait encore à Jack comme l’enfer – n’était en somme constitué que de quelques buissons peu épais en bord de route, près d’une petite ville encore endormie dans cette torpeur propre au lever du jour. Il sortit des fourrés et la regarda en essayant de se rappeler ce qui avait bien pu arriver dans les heures précédant ce matin-là... mais en vain. Ce n’est qu’en se retournant et en voyant sa voiture écrasée en bas de cette falaise abrupte, que tout commença à se remettre doucement en place dans sa tête. Pièce après pièce, chacune venant s’emboîter dans l’autre jusqu’à aboutir à cette phrase qui surgit de nulle part.

« Tu as eu un putain d’accident, Jack... et bien, beau travail dis-moi »

L’homme passa une main dans ses cheveux grisonnants, soupira, et ignora cette voix dans sa tête que beaucoup de gens appellent communément « conscience », mais qui pour lui n’était qu’une silhouette fantôme issue des tréfonds de son imagination. Ses yeux se perdirent devant lui, et son regard s’agrippa à un vieux bout de métal à peine lisible. « Maevaët, population : trois milles deux cent quatre-vingt-six », était inscrit d’une peinture blanche sur cette vacillante pancarte, par des lettres couvertes des blessures du temps, déjà parties avec les années passées.

« Il y a quelqu’un ? » — c’est pas après pas sur le sol inanimé que Jack errait dans ces rues désertes ; mortes et laissées à l’agonie. Ce n’était plus que de longs couloirs silencieux et inquiétants, telle une de ces maisons dites hantées où l’on s’aventure par effraction tard le soir. Il n’avait d’autre choix que de marcher à la recherche de quelqu’un dans cet immense train fantôme, une attraction dont la terreur ne provenait pas d’un homme vous touchant les cheveux, ou d’un squelette sortant d’un rideau, mais de la plénitude de ce calme profond et religieux. Un silence comme cet homme en avait rarement, si tant est jamais, entendu dans son existence. Pur et véritable, comme beaucoup en ont oublié le sens : l’absence du moindre son, la soudaine surdité d’un monde.

Soupir… Jack aurait pu continuer à déambuler durant des heures dans ces rues, il savait éperdument qu’il ne trouverait personne. C’était désormais une évidence, cette ville avait été abandonnée, quittée de ses moindres recoins. Tout le monde, que ce soit la boulangère, le postier dans sa camionnette jaune, ou le barman qui campe la nuit. Vide, plus rien, plus personne, il n’y — stop. Une forme se mouvait au loin. Non, ce n’était pas qu’une simple forme : Jack ne serait resté figé sur place à la vue de cette silhouette noire, si elle n’avait pas été humaine. Il courut vers elle, ne se rendant compte que la ruelle était sombre comme un trou sans fond, et qu’elle s’obscurcissait de plus en plus ; ne se rendant compte qu’au fur et à mesure que ses pieds frappaient sur le sol, la chose se déshumanisait grade par grade. Quand elle se retourna vers Jack, il s’arrêta net. C’était dans un premier temps indescriptible, certes… quelque chose qui n’avait plus rien de rassurant, une sorte de…

« Un monstre ? »

Non, ça devait être quelque chose d’autre — une forme noire aux traits inhumains. C’était… oui, c’était un monstre. Indescriptible, abstrait, rendant mal à l’aise tant par son aspect que par la malsaine aura qu’il dégageait. L’homme errant tenta un instant de retourner la situation dans tous les sens, de se souvenir de ce qu’on lui avait appris. Retournant en entier le jardin de ses souvenirs pour trouver le moindre conseil, quel qu’il soit. Mais une seule phrase surgit de sous terre. Une seule et unique phrase, « Les monstres ça n’existe pas, Jack » murmura-t-il, sans quitter la chose des yeux. « Oui, oui… d’accord. Mais en es-tu réellement sûr, ou ne dis-tu ça que pour te rassurer ? Hein, avoue ? », ajouta alors la voix fantôme en réponse.

Sûr ? En était-il sûr ce soir-là ? « En es-tu sûr, papa ? », celui-ci acquiesça et sortit de la petite chambre, si humide ces soirs d’été dans ce village éloigné. Un village, où ne rodaient ni tueurs, ni voleurs, ni autres esprits malfaisants pouvant profiter de l’infinie pénombre pour se faufiler dans les maisons. Et pourtant, pourtant quelque chose avait gratté à la porte du placard de cet enfant tendrement prénommé Jack. Ou était-ce un grincement, un simple craquement ? Peu importait, lorsque son père sortit et que la porte se ferma ; quand la chambre fut à nouveau plongée dans le noir et le silence, le bruit reprit comme s’il n’avait jamais cessé… mais s’était-il réellement interrompu à un moment ou n’était-ce que l’esprit de l’enfant dans son lit, trempé de sueur, qui s’imaginait des choses ? Pire, est-ce que son père n’avait-il pas entendu ce bruit et ne l’avait-il pas ignoré, délibérément ?

Oui, c’était peut-être stupide que de penser cela, mais on pense à bien des choses idiotes lorsque la peur nous tient par la gorge et nous étrangle avec rage. Le fait était là, quelque chose grattait, protestait. « Quelque chose » demandait droit et liberté de sortir, fusse qu’elle en ai réellement besoin, ou pas. Jack se leva de son lit, cœur battant, un fort grésillement assiégeant ses oreilles. Simplement le bruit du sang s’affolant dans son cerveau, ou un hurlement intérieur si fort qu’il ressortait de lui-même ? Sa main se posa avec angoisse sur la poignée du placard, et la tourna doucement. Il avait peur noire de ce qu’il allait y voir, c’était indéniable. Quel que soit le contenu de ce placard, une pile de boites de chaussures surplombée par des vêtements, ou une bête de conte et son sourire aiguisé.

Lorsque la porte eu terminé sa lente ouverture, le monstre se tenait là immobile, replié sur lui-même, dans l’ombre du placard… et l’enfant ne sut trop comment réagir. Il eut le sentiment d’avoir reçu un seau d’eau sur la tête, et de ne plus oser bouger, tétanisé par la stupéfaction et le froid. La chose grignotait avec rage une souris, la réduisant en lambeaux de chair et de poils qu’elle laissait tomber dans une boite à chaussures semi-ouverte. C’était sûrement là que la petite bête logeait avant que notre hôte malfaisant ne la découvre et dévore. Jack resta là quelques instants à regarder la scène : cette chose agitant ses sortes de bras crasseux et maigrichons ; parcourue en permanence par des sortes de spasmes. Comme si manger cette souris l’excitait plus que tout — peut-être était-ce la souris en elle-même, ou peut-être était-ce l’impatience de s’attaquer à plus gros, « Aux choses à deux jambes qui vivent en dehors du placard étriqué ». Jack ne trouva qu’une unique réaction : fermer cette porte en bois violemment et courir se réfugier sous ses couvertures. « Les couettes ça protège des monstres », prétendait Louis, un de ses amis d’enfance. Il y avait fort à penser qu’il en avait sans doute déjà vu lui aussi et que dans le fond c’était cela cette peur palpable dans ses yeux lorsqu’il en parlait : celle de savoir que oui, contre toute attente et promesse, les monstres ça existe. Une crainte dont l’enfant terrorisé ne commençait qu’à découvrir l’étendue horrifiante.

Cette longue plainte insoutenable sortant de la gorge du placard ne cessa de la nuit, incessante tant qu’inquiétante. Rappelant à ce petit garçon que s’il s’endormait, ce bruit serait remplacé par celui de cette porte de penderie s’ouvrant délicatement, puis peu à peu par celui du monstre se glissant au sol vers lui pour le dévorer. Puis viendrait le bruit de la peau se déchirant doucement comme une feuille fissurée et fragile au vent violent, et enfin…

Et enfin l’arme que Jack avait maladroitement sortie de son étui tomba sur le sol de la ruelle, à l’entente intérieure de ce « bruit ». Un râle que personne ne souhaite entendre, et que sa mémoire d’enfant ne se rappelait que trop bien : des hurlements d’enfant au cœur d’une douce nuit. Le monstre restait immobile à quelques centimètres de lui, bougeant de temps en temps un membre par saccades mécaniques, comme si c’était un membre qu’on venait de lui tordre et briser violemment. Il recrachait une haleine chaude et désagréable rappelant bizarrement à l’homme l’odeur des vignes de raisin noir que cultivait son grand-père, quand le soleil devenait trop fort. « Les monstres ça n’existe que dans tes cauchemars, Jack », et sous le poids des mots, l’homme finit par s’écrouler au sol, sans raison, devant cette chose informe tant qu’infâme qui s’avançait vers lui en émettant grincements et craquements. Dans sa tête, il ne pouvait s’empêcher de répéter indéfiniment « C’est un cauchemar, c’est un cauchemar, tout ça va bientôt prendre fin, ce n’est qu’un simple cauchemar ». Mais ce n’était qu’un mince voile sur sa propre peur. « Tu crois vraiment que c’est qu’un cauchemar, Jack ? Sérieusement, allons », rétorqua l’autre voix.

Le monstre ne se soucia pas des larmes de l’homme à terre et s’abaissa, le contemplant du haut de ses moignons de jambes. Quand sa mâchoire s’enfonça dans la cuisse de celui-ci, il hurla de toutes ses forces — ce n’était pas des crocs aiguisés et pointus comme ceux du grand méchant loup dans les contes, non, mais des dents bien humaines qui rendaient la perforation encore plus douloureuse qu’elle ne l’était déjà. Le liquide rouge tant convoité se mit à s’écouler au sol, et commença à sillonner les gravillons du goudron comme pour fuir loin du noir désastre qui prenait ici place.

« Mais défends-toi putain, espèce de lâche ! Ta mort te réveillera pas dans ton lit au calme, c’est pas un cauchemar, c’est tout ce qu’il y a de plus réel, alors bordel saisis-toi de cette putain d’arme et tire ! »… l’arme ? Cette chose reluisante qui avait glissé contre la haie d’une maison ? C’était donc ça la clé du réel. Jack tendit le bras, tirant avec peine sur sa cuisse pour gagner quelques centimètres, rendant insoutenable la souffrance. Sa main toucha finalement le bout du canon, et avec toute la volonté qu’un homme peut fournir lorsqu’une chose lui déchire la jambe, il attira le pistolet vers lui par petits à-coups du bout de ses doigts. Il finit par réussir à l’attraper et la pointa vers ce qui semblait être la tête du monstre. La créature retira langoureusement sa bouche de la cuisse, et ne bougea plus d’un cil. C’est là que Jack comprit que ce n’était pas un cauchemar, non. Même les pires des songes n’étaient pas aussi cruels. Ce moment fatidique, où il décida de diriger le canon de son arme vers sa tête plutôt que celle du monstre, ce fut celui ou d’autres « choses » passèrent par-dessus les clôtures, se montrèrent des deux cotés de la ruelle, hurlant et craquant à leur tour. Mais peu importaient les bruits cette fois-ci, ils avaient tous le même ton macabre et monotone annonçant la mort prochaine de l’homme à terre, comme si leurs cris s’unissaient pour sonner le glas en chœur.

« Non, c’est pas la solution, tu le sais, alors arrête ça tout de suite, compris ? Si tu tires maintenant, si tu te butes toi-même, je te jure que tu pourriras en enfer comme le plus grand des lâches, Jack. »

Celui-ci ferma les yeux. Il ne sentait plus la douleur de sa jambe écorchée dont la chair était désormais apparente, et dont on avait découpé de petits morceaux pendant qu’elle remuait encore. La souffrance apportée par ce lambeau de peau fraîchement arraché, pendant sur sa jambe, se faisant mâchouiller de temps en temps par la bête… oui, « Je suis déjà en enfer » déclara-t-il à bout de force. Il s’arrêta peu à peu de respirer. Simple désir d’être inconscient lorsque son corps serait séparé en pièces, au cas où il n’aurait le courage d’appuyer sur la détente avant que cela n’arrive. Le monde sembla sombrer dans une bouillie de formes et de couleurs étranges que l’on voit en fermant les paupières. Les formes maîtresses du sentiment nommé Vertige, et pendant que Jack plongeait dans les abysses de son inconscience, on le tira peu à peu par les pieds, loin des monstres et de cette ruelle sombre. L’enfer s’éloignait loin de lui comme un bateau vers l’horizon.

Dans le chaos, une voix lui murmura quelque chose de rassurant, qui ressemblait un peu à —

« Chut, rendors-toi maintenant, les monstres ça n’existe pas »

Jack se réveilla en sursaut dans un lit, au calme. Dans une chambre qui lui rappelait étrangement celle de son enfance, peut-être plus que de raison. Une unique question vint alors lui titiller l’esprit : était-ce un cauchemar ? « Probablement », reprit cette voix dans sa tête qui jamais ne dormait, elle, « Mais honnêtement, j’en doute ». L’homme blessé détourna la tête et ferma les yeux, ignorant la vérité telle qu’elle était. Dans cette maison, entourée par la nuit, trônait à nouveau ce silence absolu. Si puissant qu’on pouvait entendre ce rare bruit magique du sang qui circule dans le cerveau. Ce bruit de liquide qui nous apaise lorsqu’on pose la tête sur l’oreiller et que le son de pompe nous berce sans qu’on ne s’en rende vraiment compte. « Le bruit des choses ».

« Mais les bruits de pas dans le couloir, tu les as entendus, n’est-ce pas ? »

Un frisson parcourut la colonne vertébrale de Jack, enfoui et recroquevillé dans le lit. Un puissant frisson qui ne survient que dans « ces » moments-là, ceux où l’on croit entendre un interrupteur, ou une porte qui s’ouvre… si loin de nous, mais pourtant « dans » la maison. Paranoïa, ou simplement une alternative au placard ; une variante à la terreur… rien n’indiquait que ce qui venait d’ouvrir une porte était humain. Si les habitants étaient eux-même les monstres ? Et s’ils étaient tous devenus des monstres ? Et si, et si — « Tais-toi et vas voir, tu me fais peur ».

Il se leva du lit, et s’écroula aussitôt : le bandage qui avait été fait autour de sa cuisse était rougi par le sang s’écoulant sous la couche de bandes blanches. À terre, il avait un horrible sentiment de brûlure provenant d’en dessous, mais il n’osait deviner d’où cela provenait. L’idée qu’on ait dû lui remettre la peau en place et serrer le tout le faisait frissonner. Pas vomir, non, il avait vu pire à la télévision ou dans des films quelconques, mais le fait que cela lui arrive à lui, suffisait à l’effrayer un brin. « Un cauchemar, hein ? Ah ha, mon cul », ajouta la voix-fantôme en applaudissant la scène de son siège confortable. Abattu de douleur, Jack tendit le bras vers un parapluie qui traînait près de la table de chevet et se redressa tant bien que mal, s’en servant de béquille. Lorsqu’il arriva dans la cuisine, dont la porte avait apparemment été ouverte par un courant d’air ou quoi que ce soit d’autre, il n’y découvrit qu’une pièce vide sans personne. Simplement un chat derrière une fenêtre, le regardant de ses profonds yeux verts. À bout de forces, l’homme s’écroula contre la porte du frigo, épuisé, et regarda le chat de son regard mi-clos. Il avait tant envie de lui demander où étaient-ils tous passés, mais parler à un chat n’était pas quelque chose de très censé tout compte fait.

« Parce que me parler à moi, ça l’est ? »

« Mais ta gueule », lâcha-t-il, exténué, égaré dans un monde qui semblait tourner autour de lui. Ses poings frappèrent frénétiquement sur ses cuisses pour se vider de toute la force et la rage qui étaient encore en lui. Ce n’est qu’après coup qu’il se rendit compte qu’il avait tapé plus fort que jamais sa blessure. Sans crier gare, une douleur incoercible l’envahit aussi vite qu’un violent poison et en un instant, Jack fut rétamé. Le chat le regarda s’allonger au sol sous la contrainte, se tortillant d’élancements et relâchant des soupirs de souffrance de temps en temps. Un chat qui ne bougea pas de la nuit. Alors était-ce lui qui grattait à la vitre ? Était-ce contre une vitre que quelque chose grattait ? Voire, est-ce que quelque chose grattait vraiment ?

Ne pas y penser, ni au chat, ni à la douleur, juste dormir, et puis de toute manière…

« Dors, ce chat n’existe pas »

1

« Un souvenir n’est qu’une silhouette dans la brume, que personne ne remarque sans chercher. »

L’un après l’autre, les yeux de Jack s’ouvrirent devant le sourire d’ange d’une femme, penchée sur lui, mains sur les hanches, le regardant d’un air anxieux qui lui allait à ravir. « Vous allez bien au moins ? », demanda-t-elle lorsqu’elle remarqua qu’il se réveillait peu à peu. Il ne sut trop quoi répondre tant le mal qu’il avait gardé au crâne l’empêchait de formuler quelque chose de cohérent. Il répondit alors – avec une touche de difficulté – qu’il avait juste l’impression d’avoir fait un horrible cauchemar chaotique et de s’être réveillé avec la gueule de bois la plus forte qu’un homme ait eu. Elle tendit sa main qu’il attrapa, et le releva en lâchant un simple « Ah » de compréhension.

« L’air ici est plutôt, comment dire, différent. C’est passager, rien de grave, c’est juste l’habitude qui met du temps », expliqua-t-elle alors d’un ton tout naturel. Jack entendit ces paroles mais n’y prêta que peu d’attention tant la pièce avait prit une toute nouvelle dimension avec la lumière du jour… et ce même si par la fenêtre, rien n’avait vraiment changé : des rues désertes et silencieuses sous la coupe d’une atmosphère bien à elles, dont il ne raffolait pas vraiment. Cette ambiance, c’était celle d’une ville vidée de tous ses habitants. « Où je suis ? » demanda-t-il, en première pensée censée, « Maevaët », entama-t-elle alors, ce après quoi elle s’arrêta. En suspens, elle resta un instant à se mordre les lèvres et à retourner une quelconque réponse dans sa tête. Elle pourrait y mettre tous les efforts du monde, sourire à la fin de chaque phrase, elle savait que cet homme vivait en ce moment le pire cauchemar de sa vie.

« Mais tu es en enfer Jack, tu l’as déjà oublié ? », susurra la voix fantôme pendant que la femme se passait la main sur sa nuque, sous ses longs cheveux blonds. « Il y a un certain temps de ça, tout le monde a quitté la ville. Ça s’est fait plus ou moins du jour au lendemain, et j’étais encore endormie quand ils sont tous partis… Toute ma vie était ici, alors je suis restée, et de temps en temps une personne s’y égare alors, la moindre des choses c’est de la recueillir, non ? ».

Il se retourna vers elle, le cœur soulagé, et elle lui sourit, tout simplement parce que c’était la seule chose qu’elle avait trouvé à faire pour qu’il se sente rien qu’un peu rassuré, l’espace d’un instant. Pour qu’il se sente lui aussi « chez lui ».

Elle portait ses habits de travail, sur lesquels une étiquette « Johana ; Je suis nouvelle ! » était encore accrochée tout proche de sa poitrine. Attentivement, Jack regarda, contempla seulement quelques instants, et détourna les yeux. C’était un simple réflexe qui venait de rappeler à quel point il n’avait pas été aussi proche d’une femme depuis longtemps. Cela faisait des années qu’il vivait légèrement en deçà de la société, faisait son travail de la manière la plus simple et directe possible. C’était en partie ce qui l’étonnait de ne pas aimer cette ville fantôme, qui était en somme ce qu’il avait toujours désiré : un monde vide et serein ou il pouvait laisser aller sa réflexion.

« Johana », si c’était bel et bien son doux prénom, le regarda d’un air qui s’apparentait à de la pitié, le voyant désorienté au possible. Elle posa alors une main sur sa cuisse blessée, avec compassion ; faisant revenir la douleur chez lui plus forte que jamais et le forçant à reculer d’un coup brusque. Sans tarder la jeune femme fut gênée et s’empressa de s’excuser maladroitement — « De t’avoir fait mal, ou de t’avoir rappelé que c’était pas un cauchemar ? » ajouta la voix non sans malice.

Ce après quoi elle se leva, balaya la cuisine des yeux, et finit par se précipiter à l’étage chercher un quelque chose pour atténuer la douleur qui s’était réveillée. Abandonnant Jack, à nouveau seul dans la cuisine. Il prit sa tête dans ses mains, et pendant que la douleur faisait un détour par son cœur pour lui rappeler ô combien la nuit dernière avait été rude, il regarda par la fenêtre pour penser à autre chose. Tant et si bien que durant un bref instant, il eut effectivement peur qu’« autre chose » passe derrière les carreaux dépolis de cette maison, qui lui évoquait inlassablement celle de son enfance — de la même manière que les maisons d’un riche quartier se font écho les unes aux autres tant elles semblent semblables.

« Pourquoi tu te tortures comme ça ? À t’imaginer qu’un monstre va passer en coup de vent devant cette fenêtre ? Écoute-moi bien Jack, et je dis ça parce que sous mes airs cruels, je te veux du bien : oublie tout. Arrête de te tourmenter, cette ville est vide, et si tu veux pas devenir fou, commence par ne pas avoir peur d’hypothétiques monstres, on est d’accord ?

  • D’accord, murmura l’homme, yeux tournés vers la fenêtre. »

« À propos de quoi », s’exclama Johana en posant ses mains sur les épaules de Jack, regardant à son tour par la fenêtre, avant de reprendre sa place, quelques cachets en main. Il les avala brusquement et sans dire mot, enchaînant avec un verre d’eau. Elle fut un instant déstabilisée, puis elle le saisit par les mains et le fit se lever. Étrangement, il n’opposa aucune résistance, et se laissa mener jusqu’à la porte comme un vulgaire pantin. « Tu tiens bien debout » annota la voix fantôme, et aussi drôle que cela puisse paraître, Jack n’en avait pas eu conscience jusqu’à présent. La jeune femme l’emmena vers la porte d’entrée en le regardant de temps en temps, lui qui fixait sa cuisse marcher sans problème. La porte s’ouvrit et la jeune femme sortit, alors que l’homme qu’elle traînait resta un instant sous le porche. Parce que sa cuisse le fascinait… parce qu’il n’osait sortir dehors. « Allez, on va juste dans une autre maison où je vis avec quelques autres personnes qui sont restées ici. Courage, c’est juste à quelques rues d’ici et…

  • Je sens plus ma cuisse, la coupa-t-il. »

Elle resta béate dans un premier temps, puis après un bref sourire elle se ressaisit et poursuivit, « C’est l’antalgique, n’y prêtez pas attention ». Une douce phrase après laquelle Jack resta muet, tant ces mots avaient quelque chose d’hypnotisant. Là, à lui sourire, elle semblait lui laver le cerveau pour que tout lui paraisse normal alors que la situation actuelle était aux antipodes d’une quelque notion de normalité. Oui, en somme — « Suivez-moi Jack, s’il vous plait ».

« En somme, elle se fait ton amie, pour mieux te poignarder après, Jack »

2

Au diable, admettons.

Les rues n’étaient au final pas si horribles. Certes, une lourde brume les rendaient grisâtres, et en cachait les détails. Mais cette ville n’était pas aussi angoissante qu’elle l’avait été très tôt dans la matinée. Avec cette brume, elle s’apparentait simplement à un mauvais souvenir. On se rappelle de quelques enseignes, de l’allure des rues, mais le reste est caché par un épais brouillard qui ne se dissipe jamais dans sa totalité.

Ils traversèrent au final beaucoup plus de rues que Johana n’en avait annoncées au départ. Le trajet n’était pas interminable, non, mais Jack avait tellement peur d’engager un quelconque sujet de conversation avec elle, qu’il ne le fit pas. Ce fut ainsi un long trajet muet qu’ils exécutèrent, comme s’ils semblaient avoir peur de rompre le silence prédominant qui planait sur la ville.

Ils tournèrent à une intersection et Johana s’arrêta. Elle regarda alors un à un les magasins qui étaient alignés à droite de la rue vide et silencieuse, puis se retourna vers Jack l’air gênée. « Attends-moi là » fit-elle en s’échappant vers un des magasins dont l’enseigne peinte à la main avait été effacée par une forte pluie qui avait du sévire peu après.

« Je veux pas attendre ici ! » déclara Jack sèchement avant qu’elle n’ouvre la porte de la petite boutique. Il allait ajouter « seul », mais ne le fit évidemment pas.

Elle se retourna, comme exaspérée de cette réponse pourtant si prévisible, et regarda le trajet restant.

« C’est tout droit, et après, le troisième virage à droite, et vous suivez jusqu’au bout » lâcha-t-elle alors furtivement avant de rentrer dans la pénombre du magasin, dont les vitres avaient été recouvertes par des journaux.

Jack regarda un instant les longues rues à sa gauche, et se mit en route. Marcher jusqu’au bout de la première fut assez facile. Tant qu’il voyait le magasin où elle était entrée, tant qu’il avait encore ses indications toutes fraîches en tête.

La seconde ne le fut pas. De temps en temps il lui semblait entendre un bruit derrière lui, mais qui pourtant n’était rien une fois retourné. Lorsque le premier virage à droite se dessina, Jack se marqua l’esprit au fer rouge. C’était désormais un « Un ; un ; un » incessant qui se répétait en boucle dans sa tête. Comme un disque rayé qui aurait fait une fixation sur un mot précis d’une chanson. Puis se passa un long moment avant que le deuxième virage ne se montre. « Deux ; deux ; deux » se mit alors à chanter le disque.

Et au final, « Trois » se mit-il à chanter, après de longues minutes. Jack eu beau alors contempler la troisième rue, il y avait une chose qui ne trompait pas :

Un cul-de-sac. Te voilà bien baisé Jack, non ?… En fait, a-t-elle vraiment dit « troisième » ?

Jack ignora l’éternelle voix, qui aussi cynique et pessimiste soit-elle, était celle de la vérité. Sans trop réfléchir, il se mit à marcher dans la petite ruelle.

De longues minutes passèrent. Le cul-de-sac finit par devenir interminable, tant le bout semblait s’écarter de Jack quand il s’en approchait. Au fur et à mesure qu’il s’engouffrait dans cette ruelle, elle s’assombrissait de plus en plus. La clôture en délimitant la fin n’était désormais plus visible ; embourbée dans cette nuit en plein jour qui avait surgi de dieu sait où comme une sorte d’éclipse soudaine.

Quand la fin de l’impasse arrêta enfin de reculer devant Jack, une porte sembla petit à petit se dessiner en plein centre du mur décrépit de la ruelle, fière d’être la seule et unique issue désormais empruntable par notre protagoniste qui pour rien au diable ne ferait un seul pas en arrière. Ne restait alors que la Sacro-sainte Porte face à son regard.

Une porte salie et délabrée, de laquelle provenaient grincements et craquements.

Jack approcha sa main tremblante de la poignée du placard de cette porte, et doucement, il l’ouvrit. Puis tout se déroula très vite. La porte fut ouverte en grand par quelque chose qui bondit dehors, et attrapa Jack à la gorge. À peine s’était-il rendu compte de ce qui arrivait que déjà beaucoup de sang avait coulé sur le sol jonché d’ordures et d’ombres égarées. La bête, le monstre violent, était déchaînée. Son intarissable soif de sang faisait briller en ses yeux noirs une flamme appelant au chaos et à la mort.

Par réflexe, Jack le repoussa tant bien que mal et réussit à l’envoyer voler dans une poubelle. Le monstre, ressemblant à un horrible bâtard crasseux et écorché, aux pattes lourdement malmenées, se dégagea de la poubelle non sans mal. L’homme le regarda quelques instants, avant de lever les yeux vers La Porte qui sans raison s’était ouverte d’elle-même… sur une étendue infinie de ténèbres, de laquelle ne provenait que les quelques chuintements du Silence Absolu.

Pendant que Jack s’en approchait peu à peu, le monstre lui mordit avec fureur le mollet, le faisant basculer dans cette « contrée du sombre » qu’avait dévoilée l’ouverture dans le mur; un semi instant plus tard, la tête de Jack heurta le fond de la pièce sans lumière, et sa conscience s’évanouit. Au loin, des voix lui parvinrent, pendant que le monstre le tirait et enfonçait ses crocs dans ses os. Mais la douleur ne lui parvenait pas, non, seulement —

Il pensa soudainement à Dave. Sans raison apparente, il se revit un matin sortir dehors dans son village natal. Le soleil ne venait qu’à peine de se lever, mais Jack se plaisait à aller dehors pendant que tout le monde dormait. C’était un plaisir qu’il appréciait tant que cela était possible, jour après jour.

Ce matin-là, il faisait encore un peu frais. L’hiver était déjà bien entamé, et la fin de l’année n’était d’ailleurs plus qu’à quelques semaines de là.

Quand Jack arriva au parc, vers un peu plus de cinq heures moins le quart du matin, ses amis l’y attendaient déjà. Dave, et les autres, dont l’image était encore sous un épais brouillard. Tous étaient assis sur une table en bois, à regarder le ciel et à l’attendre.

L’épais brouillard de la mémoire se détacha un peu de ce souvenir, laissant entrevoir le ciel qui planait ce matin-là. Oui, Jack se souvint alors que, ce matin le ciel avait pris une allure étrange. D’habitude vers cette heure-ci, on pouvait apercevoir un magnifique ciel bleu — tournant au pourpre — encore parsemé de quelques étoiles et d’une lune vacillante. Et au loin, le soleil levant pour reprendre ce qui lui appartenait. Mais pas ce matin-là, non. Une épaisse fumée noire provenant de l’horizon était venue cacher tout cela, s’appropriant ce ciel qui ne lui était dû.

Le jeune homme était allé s’asseoir à coté de ses amis, plus précisément à coté de sa petite amie. Elle avait mit un gilet rouge en coton par-dessus ses vêtements, et frissonnait de temps en temps à cause des discrets vents revers de l’hiver. Il ne faisait pas très chaud en fait, d’ailleurs Dave ne sentait déjà plus ses oreilles à la vue des mains qu’il plaquait dessus. La petite amie de Jack — dont le nom lui échappait encore — lui avait jeté un doux regard encore un peu endormi, et en réponse il avait passé son bras autour d’elle et l’avait réchauffée quelques instants. Il se souvint qu’elle l’avait embrassé doucement sur le cou, de ses lèvres glacées qui commençaient à se gercer.

Et c’était pourtant un sublime sourire qu’elle lui tendit lorsqu’il baissa les yeux vers elle.

Le clocher sonna cinq heures, et c’est là que c’était arrivé. Elle avait commencé sa phrase : « Jack ;

Quelque chose de dur se fit sentir contre son crâne. Sans aucun doute, le sol dur de la pièce sombre. Quand il rouvrit les yeux, deux personnes se tenaient au-dessus de lui assises sur des bricoles empilées, en train de parler entre-elles comme si ni l’une ni l’autre ne se souciaient de lui.

Alors Jack tenta de se relever de lui-même avec peine, évanoui dans cette sorte de remise, au bout d’une ruelle, dont aucun des murs ne comportait de fenêtre. Le décor avait repris sa quasi-propreté naturelle, et le monstre s’était évanoui quelque part dans le brouillard. Haut dans le ciel, la soudaine éclipse avait laissé place à un jour encore légèrement blême, mais bien présent.

L’une des deux personnes qui discutaient, un homme assez âgé aux cheveux rasés courts, tendit une main à Jack pour l’aider à se relever complètement. Il parlait à la seconde personne qui se révéla être Johana, assise avec ses éternels habits de travail, une main sur sa nuque alors que son regard fixait le sol. Quand elle vit Jack elle parut soudain soulagée de le voir debout, sans trop de dégâts. Elle se prit même à l’enlacer quelques instants, puis elle se retira lentement. « Viens Jack » fit-elle alors en le prenant par la main, « on va suivre Matthieu jusqu’à notre maison, on sera en sécurité là-bas, loin ». Elle s’arrêta de parler. Un arrêt que Jack ne saisit trop sur le laps, tant la phrase paraissait inachevée.

« Loin des monstres », peut-être ? proposa avec sadisme la voix fantôme, que Jack semblait enfin définir comme une voix féminine, alors qu’il reprenait conscience. Il s’empressa de réagir au mot « monstre », assaillant Johana et Matthieu de « Vous aussi vous l’avez vu ? ». Mais aucun des deux ne répondit, ils se contentèrent de se regarder entre eux avec une pointe de quelque chose dans leurs yeux, que Jack n’arriva à déchiffrer, mais qui était en partie de la surprise.

Il voulut ajouter quelque chose, une phrase, une question, n’importe quoi, mais ;

Mais t’es en train de t’évanouir. Oui, c’est un peu ça, non ?

« Je » entama-t-il, avant de fermer les yeux et de sombrer dans cette même étendue de noir qu’il venait de quitter. Intérieurement, il hurla de terreur, comme si s’évanouir équivalait à retourner dans le placard, et y affronter ses démons une énième fois. Et pour rien au monde Jack ne voulait retourner en arrière, que ce soit pour le matin où tout est arrivé ; ou pour cette fraîche soirée où son père quittant la pièce assura d’une voix pourtant hésitante « Il n’y a rien dans ce placard, une bonne fois pour toute ».

3

« Mais papa, il est dans le placard j’te jure ! »

Son père se passa la main sur le visage en soufflant un mélange de rage et d’exaspération.

  • Il n’y a rien dans ce placard, Jack, tu comprends ça ? vociféra-t-il d’une voix forte et exténuée à la fois.
  • J’te jure que si, juré craché ! assura l’enfant en se redressant de plus belle sur son lit.
  • Ok, tu veux que j’aille voir c’est ça ? répliqua le père en pointant du doigt la porte du placard noyée dans l’obscurité de la chambre mal éclairée.
  • Non ! Le monstre te mangera si t’y vas, je —

Pendant un bref instant, ils se retournèrent tous deux vers la dite porte de la petite penderie. Quelque chose avait gratté à la porte, rien qu’une fraction de seconde. Le père de Jack détourna le regard, pour ne pas que son fils le voit dans le doute. Il y avait quelques souris dans la maison, certes, et pourtant... Un frisson parcourut le long de son dos, pour redescendre à la racine et y faire pousser une terreur viscérale. Une terreur, qu’il ignora du plus profond de lui-même.

Il s’éloigna vers la porte, et avant de la claquer, il ajouta « Les monstres ça n’existe pas, Jack, compris ? Tout ça c’est dans ta tête. ». Jack se rétracta alors dans ses draps et lança un « En es-tu sûr, papa ? ».

Lassé, celui-ci fit un bref « oui » de la tête et claqua la porte.

Un peu plus tard, quelqu’un hurla au cœur de la nuit. Mais le père ne bougea pas de son lit, restant figé à regarder le plafond ; à intervalles réguliers, des appels au secours provenant de la chambre de Jack se faisaient entendre. Mais son père ne se leva toujours pas.

À vrai dire, il aurait donné tout ce qu’il avait pour se lever, et courir dans la chambre de son fils. Mais il avait du mal à respirer, beaucoup de mal. Il leva sa frêle main vers son cou et en pris le pouls, avec difficulté — sentant le sang congestionner vers sa tête et lui donner des vertiges. À ses oreilles parvenait le son dérangeant de sa forte respiration. Et au fond de lui, la peur qu’il avait enfouie se frayait un chemin vers son esprit pour venir le lacérer de ses griffes de cauchemar.

Tétanisé, le père ne bougea bientôt plus d’un cil, à l’écoute de cette peur qui s’approchait tapie dans l’ombre.

Et la peur s’approcha effectivement de lui. Au début par l’arrêt soudain des cris qui laissa place à un silence de plomb. Puis par de brefs bruits de pas, si loin, mais pourtant « dans » la maison, des pas de plus en plus proches.

Le bruit de la clenche se fit entendre tout doucement, comme un murmure, et la porte s’ouvrit lentement, craquant de temps en temps. Elle ne s’ouvrait pas du coté du lit, il fallait attendre qu’elle soit complètement ouverte pour entrevoir le couloir, ou encore, observer ce qui venait de pénétrer dans la chambre.

Le cœur du père de Jack s’accéléra quand des doigts apparurent derrière la porte, et qu’une silhouette indicible dans la nuit profonde entra dans la chambre. La forme se retourna sèchement vers lui.

Le père n’eut pas le temps de réagir. Son cœur, battant et pédalant tant bien que mal pour gravir cette raide pente, et échapper à ce qui le poursuivait, fut soudain trop fatigué. Le vélo tomba, et le cœur roula droit dans la gueule de la Terreur.

Le choc fut terrible, les battements s’arrêtèrent aussi net que des hurlements étouffés par une main de cuir. La dernière chose que vit le père de Jack, avant de mourir d’une crise cardiaque et de s’écrouler du lit ; ce fut son fils sortant de l’ombre larmes aux yeux, et courant vers lui pour le serrer dans ses bras.

Ses yeux se fermèrent, pendant que son corps basculait rapidement et profondément.

Très profondément, dans une étendue infinie de ténèbres…

4

…percées par la lumière du couloir. La porte de la chambre avait été ouverte, et Johana entra. Pendant que Jack du haut de ses trente-deux ans se releva sur son lit, en sueur comme s’il était redevenu cet enfant apeuré le temps d’un songe tortueux. La jeune femme s’assit sur le matelas et le regarda attentivement, et après quelques instants elle passa délicatement sa main sur le front brûlant de Jack qui retrouvait difficilement ses esprits au milieu de l’écheveau de pensées laissé par le cauchemar encore frais.

« On est tous en bas, dans le salon. Tu veux pas venir avec nous ? » questionna-t-elle d’une voix délicate du bas de son sourire hésitant. Mais l’homme enfoui dans le lit ne répondit pas — il avait encore trop en tête la réminiscence de son père sans vie s’écroulant au sol. Et il n’osait raconter toute l’histoire à Johana… en quoi l’aurait-elle aidé dans le fond ? Elle n’aurait fait que s’apitoyer sur lui, ou dire l’habituel « Oh, je suis désolé, je ne savais pas ». Comme si c’était un crime capital que de parler de ceux qu’on a aimé. Quant à la pitié… aux flammes la pitié.

La voix de Matthieu se fit entendre dans le salon. Jack se leva alors du lit et se laissa prendre la main par la jeune femme qui l’entraîna dans l’escalier descendant au rez-de-chaussée ; il ne sentit presque pas sa douleur au mollet en descendant les solides marches en colimaçon, pas plus qu’il ne sentait la douleur à sa cuisse droite. Il avait l’impression de vivre dans un monde où la souffrance ne serait plus qu’un mot parmi d’autres, sans évocation quelconque. Plus qu’un souvenir recouvert de brouillard.

Jack ne savait si c’était effectivement « L’air est différent ici », ou tout autre chose.

Ou peu importe.

Il en profita pour découvrir la maison dans laquelle on l’avait emmené. Une sorte de majestueuse bâtisse s’élevant par-delà la cime des arbres, avec en son intérieur bon nombre de boiseries, de meubles classiques, et mêlé à tout cela, des tableaux d’un goût douteux dignes des plus grands philistins. Dont l’un d’eux qui attira le regard de Jack, présentant une silhouette ténébreuse et angoissante debout dans un coin d’une pièce vide aux teintes bleutées — sans doute bercée par la nuit ; un tableau noblement titré « L’Affre ».

La maison devait sûrement appartenir à quelqu’un d’aisé, ou à une famille bourgeoise, avant que cette ville ne soit désertée. Le genre de famille qui se vouvoie entre membres, et mange autour d’une longue table qui sépare le chef de famille de ses enfants. Rien que l’idée de vivre dans un tel climat chirurgical provoquait de petits frissons par à-coups.

En bas, dans le salon et autour d’une table basse, assis sur des canapés près d’un feu de cheminé allumé, se trouvaient deux hommes qui ne se parlaient pas mais regardèrent Jack et Johana marcher lentement vers eux. Le premier de ces hommes devait être ce Matthieu que Jack avait entre aperçu avant de s’évanouir, et qui présentement était occupé à avaler une nouvelle gorgée d’alcool directement au goulot. Et en face, enfoncé dans les recoins du canapé, un homme qui —

« Je te présente Victor »

Victor. Il portait un léger chemisier marron, et de très petites lunettes à carreaux plats et rectangulaires que de son bout de tissu il nettoyait sans trop y penser, les yeux à regarder l’alcool aller et venir dans la bouteille de Matthieu. Aussi étrange que cela puisse paraître, Jack avait l’impression de toujours les avoir connu ; peut-être quelque chose d’amical dans leurs regards, ou la manière dont ils agissaient avec lui comme un ami.

« Hé, mais c’est notre hôte, viens t’asseoir là, allez ! » lança Victor dans l’air renfermé de la pièce, en tapotant le canapé de sa main gauche. Pendant ce temps, Johana était venue se placer à coté de Matthieu, souriante comme à son habitude ; les cheveux devenus couleur braise, éclairés par la lumière orange du feu dans la cheminée. Victor enleva son chemisier qui commençait à lui tenir chaud, puis il demanda par sympathie plus que par curiosité vraie « Vous faisiez quoi avant ? », sans trop même regarder Jack qui était venu s’asseoir à côté de lui.

La phrase en elle-même avec quelque chose de troublant. Vous faisiez quoi, « avant » ?

« Avant que tout cela ne vous arrive, quel était donc le métier que vous n’exercerez plus jamais ? Hein ? »

Jack resta à regarder le feu sans dire mot, réfléchissant à quelle réponse il allait formuler pour leur expliquer qu’il passait ses journées à nettoyer les rues. Comment allait-il retourner sa phrase pour qu’elle donne l’impression de le grandir ? Une sorte de « Je passe mes journées à combattre ces vermines qui salissent nos rues ! Je suis le défenseur de la veuve et l’orphelin, je suis Super-Papior, je ramasse les déchets pour moi, pour vous, pour le bien de tous ! » ; ce à quoi ils lèveraient tous les bras et viendraient baiser ses pieds ?

En même temps, qui t’oblige à leur dire la vérité, à ces gens ? murmura la voix fantôme.

Ils restaient tous à le regarder, attendant fatidiquement les mots qui allaient sortir de sa bouche comme s’ils avaient une importance démesurée. Un sourire se tendit sur les lèvres de Jack. « Je suis policier » déclara-t-il, avec toute la conviction du monde. En un instant il avait effacé huit années de carrière monotone ; et avait modelé sa propre vie, selon ses désirs présents. Aussi loin qu’il puisse se rappeler, il n’avait jamais menti aussi naturellement, oui… il était arrivé en une poignée d’instants, à se convaincre lui-même que c’était ainsi que s’était déroulée sa vie — à se convaincre que ce fait était véridique.

« Ah… et vous avez de la famille ? Je veux dire, vous avez pas peur pour eux ? De nos jours les flics ont souvent peur pour leur famille, et pas vous ? » questionna Matthieu en posant sa bouteille sur le journal replié qui servait de dessous de verre, et dont la date semblait l’indiquer vieux de plusieurs années déjà. Jack réfléchit un brin, repensant à la photo de cette fille qui trônait sur sa table de chevet, et répondit alors « Ma fille Samantha, est désormais assez âgée… elle doit avoir environ dix-neuf ans, aujourd’hui ».

Il y eut un bref silence, et il acheva sa phrase sur le ton d’une guillotine tombante : « J’allais la rejoindre avant d’arriver ici ».

Ils parurent tous gênés, mais aucun n’osa dire quelque chose. Oh, qu’ils se taisent de toute manière, Jack ne se souciait guère de ce qu’ils auraient pu dire. Le hasard l’avait mené ici, et c’est comme si sa vie d’avant n’avait désormais plus aucune importance à ses yeux, que ce soit sa fille, ses parents ; seule peut-être restait sa femme qui —

Euh, t’as plus de femme, Jack. T’aurais jamais pu, pas après

« Ma femme » reprit Jack. Ces mots avaient fait le silence dans son esprit. La voix fantôme n’osa répliquer après cela, et resta endormie le reste de la soirée. C’était désespérant l’importance qu’elle prenait, maintenant qu’elle était devenue réelle. En un sens, Jack lui avait donné vie. Il ne savait trop quel rappel de sa mémoire, quel évènement ; qu’est-ce qui l’avait fait sortir de son hibernation, mais ce qu’il savait c’est que c’est en lui répondant et en l’écoutant qu’il lui avait donné cette importance. Mais était-ce réellement de sa faute si cette voix avait une touche féminine et familière qui l’obligeait à se sentir concerné par elle ?

« Ma femme » répéta Jack une nouvelle fois, « Ma femme, Louise… est morte il y a quelques années de ça, dans un accident de voiture. On roulait le long de la route qui menait à notre maison, en rentrant d’une soirée qu’on avait passée chez des amis à boire et à célébrer le futur mariage d’une connaissance à elle. Elle portait son petit gilet et restait à regarder par la fenêtre — moi j’étais au volant. J’avais plus ou moins bu, c’est vrai, mais elle était quasiment endormie et de nous deux j’étais, on va dire, le moins mal placé pour conduire. Si je me souviens bien, c’est arrivé en traversant le long pont qui sépare les deux côtés de la vallée. »

Il s’arrêta un court instant dans son récit, le regard pensif toujours dirigé vers le feu de la cheminé dont les flammes faisait danser les ombres du salon. Et d’un geste presque naturel aux yeux des autres il saisit la bouteille d’alcool de Matthieu et en avala deux gorgées avant de reprendre son difficile laïus là où il l’avait laissé, et ce sans aucune réaction des autres, comme s’ils étaient devenus des statues de pierre attentives.

« J’avais un peu les yeux qui se fermaient moi aussi, et ça a pas dû arranger les choses non plus. Mais ce soir-là je le jure sur ma vie, la voiture qui nous a percuté roulait sur notre voie à nous. J’ai dit que j’avais bu je le sais mais qu’on me coupe la main si c’était ma vue qui déraillait ! Enfin bref… le temps que je me pose la question « Est-ce que j’ai trop bu ? », son capot était venu s’enchevêtrer dans le notre, dans un grand bruit de fracas, et dans un choc qui m’éjecta sur la route directement à travers le pare-brise. Quand j’ai repris conscience, ma première réaction a été de me relever et c’est là que j’ai constaté que ma jambe droite avait été sérieusement amochée par le bond que j’avais fait. Alors j’me suis traîné jusqu’au feu de joie qui grossissait entre les deux carcasses, et à terre il y avait Louise qui leva la tête vers moi ».

Une seconde fois, ce « narrateur au coin du feu » se saisit de la bouteille poussiéreuse et en but une gorgée. Sous le regard toujours attentif des trois autres ombres muettes qui assistaient à son récit laissé en suspens, là à n’attendre que la conclusion tragique de l’histoire. Une conclusion qui commençait par une phrase simple et directe : « J’ai regardé les flammes l’emporter sans pouvoir réagir… À peine j’avais saisi ses bras dans mes mains que quelque chose explosa dans un appel de flamme et la projeta au loin. Ses bras se sont décrochés de moi, et elle s’est effacée dans la nuit, en me hurlant les derniers mots qu’elle ne formulerait jamais. Et — »

Jack s’arrêta, ignorant les larmes qui commençaient à couler le long de ses yeux. Ce qui sortait de sa bouche n’était plus désormais qu’une bouillie de paroles incompréhensibles, brouillées par la tristesse bouchant sa gorge à moitié. Quelques mots de temps en temps, sortaient du lot : « Je m’en suis sorti et pas elle », mais rien de plus, c’était tout. Johana vint s’asseoir près de lui et passa doucement un bras autour de lui. Pendant qu’il pleurait, visage dans ses paumes, elle regarda tout à tour Matthieu et Victor. La soirée n’avait plus aucune saveur à présent. Qui aurait osé ajouter quelque chose après cela ? Jeter des paroles, quelles qu’elles soient, dans cet air dont la bonne humeur s’était enfuie ?

Jack renifla un bon coup et se dégagea des bras de Johana, les yeux vitrifiés. Il se leva alors vers la fenêtre du salon, pour oublier tout ce qu’il venait de dire, et tout ce que cela venait d’impliquer. « Je vais bien » murmura-t-il, pour détourner ces regards pointés vers lui qu’il n’osait affronter. Ces regards pesants qui disent « Que j’aimerais tant t’aider… et pourtant. ».

Matthieu se leva de son coin de canapé et, pendant qu’il s’approchait de Jack à pas de loups comme s’il allait lui briser la nuque, il fit un geste du bras vers Johana et Victor. Un geste, mine de dire « Parlez dans mon dos, laissez-moi seul avec lui ».

Jack s’était collé à la fenêtre, et regardait Maevaët éclairée par les quelques lampadaires dont l’ampoule n’avait pas cassé avec les années. L’homme au crâne rasé posa sa main sur son épaule, le réconfortant de quelques paroles compatissantes : « Tu sais, quand je suis parti loin de mon foyer pour aller à la guerre, on m’a appris à faire le deuil rapidement. Parce que quand quelqu’un se reçoit un plomb et arrête de respirer à l’agonie, t’as juste pas le temps de pleurer pour lui. C’est les risques du métier, de perdre des proches. »

Jack se retourna vers lui lentement. Il n’avait pas vraiment entendu ce qu’il venait de dire ; et quand bien même il l’aurait fait, il ne voyait pas où il voulait en venir. Mais il hocha la tête, en répliquant simplement qu’il avait déjà fait son deuil. Peut-être simplement trop rapidement, d’après lui, comme s’il avait jeté le souvenir de Louise dans une benne, et qu’il s’en était éloigné sans regrets.

« Écoute… enfin, tu sais pourquoi la ville s’appelle comme ça ? » demanda Matthieu, sous le bruit de la grande pendule sonnant deux heures du matin. « Non » répondit Jack — à vrai dire, il s’en foutait complètement. La seule chose qui l’absorbait désormais était la ville apaisée qu’il observait par la fenêtre, aux couleurs non encore teintées par l’aube ; une ville de quiétude plongée dans les prémices au matin. Ça y est, Jack avait enfin franchi l’infranchissable : lui aussi désormais commençait à se sentir chez lui aux côtés de ces trois personnes ayant décidé de camper le silence.

« Quand ils ont construit la ville, ils l’ont fait sur la tombe d’une jeune fille qui avait été enterrée ici par dieu sait qui, près du lac. Elle portait encore autour du cou un pendentif sur lequel son nom était gravé, « Maevaet ». Ils ont appelé cette ville comme ça en hommage à la vue qu’elle avait sur le lac ». Matthieu s’interrompit un instant, hésitant à aller droit au but. « Tu vois Jack… personne ne pleure sa mort, et pourtant on se souvient tous d’elle, elle est tout le temps là autour de nous, Maevaet est un peu comme la ville elle-même ».

Jack se retourna vers l’autre homme, yeux baissés. Puis il leva la tête, et le regarda, alors qu’il achevait sa morale d’une phrase simple : « Personne te demande de jeter tous les souvenirs d’elle, juste d’en passer la plupart sous silence ». Puis il alla se rasseoir, laissant Jack méditer.

Johana et Victor avaient entamé une discussion sur — peu importe. Jack resta un long moment à regarder les rues feutrées et embrumées de Maevaet. Il aurait tant aimé sortir et se balader dans ces rues, comme au bon vieux temps. Juste histoire de se changer les idées. Il était si pensif que dans le reflet de la fenêtre, il semblait être seul dans le salon, la tête égarée dans les nuages. C’était amusant la manière qu’ils avaient de traiter la ville comme si elle était une personne à part entière… même si chaque heure un peu plus Jack se ralliait à cette idée. Maevaet était comme un chien qui vous mord en vous voyant comme un inconnu, et qui finit par vous fiche la paix une fois que vous avez le pied dans la maison.

L’air froid qui passait par l’encadrement de la fenêtre commençait à dessiner la chair de poule sur les bras croisés de Jack. Et c’est ainsi qu’il acheva sa réflexion et alla se rassoire près du feu, à coté de Victor. Il avait gardé en tête l’anecdote de Matthieu, qu’il rangea dans le placard des idées inutiles mais qu’on retient toute sa vie dans l’espoir qu’elles servent un jour.

Puis il ferma les yeux, la tête appuyée contre un des repose-mains du canapé. Il ne fallut que peu de temps pour qu’il soit épris d’un sommeil lourd qui l’assomma d’un coup sec sur le crâne. Il entendait encore ces voix autour de lui, mais ça ne l’empêcha pas de se détacher de ce monde, et de plonger dans celui des songes.

Dans le rêve qui s’entamait, Jack était assit sur une chaise au milieu d’une pièce vide, dont les murs étaient légèrement colorés de ce bleu nocturne propre à la nuit. Le silence l’enveloppait d’une froide couverture, alors que peu à peu il levait les yeux vers le coin de la pièce où se tenait un homme au regard noir comme un puit sans fond.

Puis le décor se déconstruit pierre par pierre, et Jack d’un moment à l’autre redevint cet enfant pétrifié au fond de ses couettes, alors que quelque part dans la chambre s’ouvrait la porte d’un placard, laissant entrer la chose, ou devrais-je dire cet homme, lui ; l’Affre.

5

Le placard s’ouvrit dans un son lent mêlé ça et là aux grincements des charnières. Une mélodie macabre que Jack tentait délibérément d’ignorer, la tête enfoncée au plus profond de son oreiller humidifié par la sueur et les chaudes larmes qui s’écoulaient à l’unisson de ses deux yeux plissés d’enfant. Tout son corps frissonnait et le froid hivernal prenait un malin plaisir à faire claquer puissamment ses dents de lait. Devant lui, de ses yeux recouverts de pleurs étouffés, il ne parvenait qu’à peine à distinguer la lumière du réveil qui chantonnait « 23:41 ! 23:41 ! ».

Jack finit par fermer les yeux.

Bruit de pas. Il arrêta de respirer, simple désire d’être inconscient lorsque — Bruit de pas. Le son grinçant des chaussures qu’on plie doucement pour marcher sur la pointe des pieds se faisait entendre près du placard. Puis d’autres bruits pas, encore et encore. La chose se rapprochait laborieusement du lit de l’enfant. N’osant courir ou ramper ; simplement s’approcher de sa proie avec un délicieux sourire, en faisant grincer ses chaussures en cuir, et en faisant craquer ses doigts enveloppés dans de méticuleux gants.

Le monstre ; non il n’y avait pas de monstre. L’homme ; qui avait pénétré dans la maison, fit planer sa main au dessus des couettes de Jack. Laissant la lune y projeter l’ombre d’une silhouette aux allures mortifères. Puis tout se passa très vite. La main retira les couvertures d’un coup sec, révélant aux yeux de Jack quelques uns des traits de ce Grand Méchant Loup qui se tenait debout près du lit. L’enfant ne tarda pas à hurler de toutes ses forces, pour que par pitié son père l’entende à l’autre bout du couloir — ou même que sa mère, loin dans la grande ville à son travail, entende son appel à l’aide.

Mais rien de fonctionna, personne ne vint à son secours ce soir-là.

L’homme, voyant Jack se tortiller dans son lit, se mit à rire sous sa sombre cagoule, et l’enfant de son côté ne put s’empêcher de frissonner de peur panique à l’entente de ce rire glauque digne des pires cauchemars. Vous ne saisissez pas ? Bien, soit, alors imaginez-vous un seul instant ouvrir les yeux dans votre chambre en plein milieu de la nuit, dans le noir, et entendre quelqu’un rire dans un coin de la pièce. Là, vous comprenez désormais…

Jack lui, s’arracha les cordes vocales de cris, tous plus désespérés les uns que les autres, mais il n’y avait pas de voisins autour de la maison, dans ce petit village… là n’était plus le but de ces hurlements de toute façon ; la seule chose qui préoccupait l’enfant dès lors, était de faire fuir ce monstre : l’Affre. Simple désir de le faire retourner dans le placard d’où il était venu. Mais l’Affre n’en fit rien, bien au contraire, il arrêta soudainement de rire et plaqua sa main gantée sur la bouche de Jack. Sur la bouche d’un enfant terrorisé, qui continua à hurler même sachant éperdument que jamais personne ne viendrait pour lui.

L’Affre enfonça son autre main dans sa poche droite, de laquelle il sortit un cran d’arrêt qu’il fit « sortir » dans un bruit de métal, à la lueur de la lune semi couverte par les nuages noirs. Le regardant hypnotisé, Jack se débattait de toutes ses forces, donnant des coups de pieds dans les montants du lit et se faisant terriblement mal à lui-même. Mais d’un autre côté de lui-même il ne pouvait détacher son regard de la main droite de l’homme qui descendait peu à peu la lame vers lui pour caresser sa douce peau d’enfant.

Puis l’Affre se courba vers Jack, le regardant de ses deux billes sombres. Il le saisit alors à la gorge d’une seule main et le leva en l’air comme un quelque sac à provisions que l’on aurait jeté par-dessus un bateau. Tenant Jack par le cou, le regardant suffoquer et se débattre inutilement, il se remit à marcher, grinçant et craquant, vers la porte du placard dont la gueule était grande ouverte.

Une étendue infinie de ténèbres, sombres et profondes.

Sans hésiter, l’Affre jeta Jack violemment dans le placard, et en referma la porte d’un coup sec. Se remettant à rire de plus belle, d’une chose pourtant si horrible.

Jack se débattait dans le noir, renversant les boites de chaussures et délogeant une souris qui s’y était installé. Au diable les animaux, il tentait par tous les moyens d’ouvrir la porte que l’homme bloquait de l’extérieur. Et voyant que Jack se mettait à donner des coups de pieds, celui-ci commença alors à glisser son couteau entre les ouvertures de la porte, une à une. Comme un magicien qui enfoncerait des épées dans une boite. Sauf que cette fois, la magie n’opérerait pas et Jack le savait. Alors il arrêta de hurler, tout simplement.

Un silence bref et terrifiant assaillit brièvement la pièce de sa plénitude, puis l’Affre murmura quelques mots d’une voix grave, lente et quasi-robotique. Sans aucun doute les paroles les plus ignobles que l’on puisse adresser à un enfant : « Quand on est seul, on n’est en sécurité nul part ».

Ce après quoi il émit un autre de ses rires diaboliques, et sembla s’éloigner vers la fenêtre.

Tous les mouvements réflexes que Jack faisait pour se débattre se stoppèrent net. Le corps trempé de sueur et pleurs, il tendit l’oreille et constata que la pièce avait retrouvé ses sons habituels. D’un geste méfiant, il ouvrit la porte du placard et regarda à sa droite : la chambre était vide, il n’y avait plus personne, ou… À peine Jack eut son regard retourné vers la gauche, que l’Affre se tenait derrière la fenêtre fermée, d’un visage qu’on devinait souriant de sadisme. La peur envahit le corps de l’enfant avec une rapidité fulgurante, et c’est cette même terreur qui le fit courir, le plus vite possible vers la chambre de son père. Tout lui dire, qu’il le protège, qu’il empêche l’homme de revenir dans la chambre... On croit malheureusement à bien des choses en tant qu’enfant, et cette image de demi-dieu du père s’efface malheureusement à un âge que Jack n’avait encore atteint.

Il traversa les couloirs, se précipitant vers la clenche, et lorsqu’il l’eut abaissé, il s’arrêta. Il avait entendu un grincement derrière lui.

Et s’il était retourné dans le placard, à m’attendre ? se murmura-t-il à lui-même. Quelque chose sembla bouger dans la pénombre du long couloir. Jack ouvrit en grand ses yeux et retint sa respiration, attendant patiemment que sa vue s’habitue aux ténèbres environnantes et lui laisse apercevoir ce qui se trouvait dans la zone d’ombre en face de lui. Était-ce son chat qui était dans l’ombre ? Était-ce lui qui grattait à la vitre de sa chambre ? Voire ;

Jack ouvrit en grand la porte de la chambre de ses parents et rentra dans l’ombre sans plus tarder, pour fuir un monstre qui semblait pourtant omniprésent. Il resta quelques instant à regarder son père, dont le visage était meurtri par l’épouvante. Mon dieu, l’Affre l’avait sans doute eu lui aussi ! Jack pensa immédiatement à d’innombrables « Non ! Non ! » le temps de courir vers son père qui s’affala au sol comme une masse inerte.

Il voulut dire quelques derniers mots, quelque chose comme ;

Quelque chose qu’il n’eut jamais le temps de dire.

Jack regarda autour de lui. Son père ne bougeait plus, ni ne respirait, ni n’était en mesure de faire quoi que ce soit pour le protéger. Sa mère ne revenait que le week-end, faute à son travail — dans vingt-huit heures qui semblaient tout simplement inatteignables par le peu de courage qui restait en Jack.

Un enfant désormais seul dans cette immense maison. Si seul.

Et « Quand on est seul, on n’est en sécurité nul part ».

6

Johana ouvrit les yeux, endormie sur une chaise placée près du lit où Jack venait de brusquement s’éveiller, de manière aussi sèche qu’un coup de tonnerre. La jeune femme avait apparemment veillé sur lui, pour une raison qu’il ne saisissait pas très bien. « Tu t’es réveillé ? » murmura-t-elle à sa vue, d’une voix cassée, sans nul doute par le froid de la chambre et la fatigue. Ne sachant quoi répondre, il se contenta d’opiner. Elle rompit le silence à nouveau : « J’ai eu peur que tu ne refasses d’horribles cauchemars, alors je suis resté près de toi. Ça va mieux maintenant ? ».

Il hésita à répondre, du moins, à répondre la vérité. C’était une histoire qu’il n’avait jamais racontée à quiconque, par peur de se replonger malgré lui dans un cauchemar qui avait peiné à se dissiper dans le brouillard de ses souvenirs. Et puis de toute manière, à qui bon raconter quoi que ce soit, quand on est seul ?

« Jack, je voulais que tu saches que… si t’as besoin de quelque chose, on sera toujours là à tes côtés, si tu te sens seul ou si t’as besoin de quoi que ce soit. » murmura Johana en passant une main dans les cheveux agités de l’homme à peine réveillé, d’une voix qui semblait capable d’effacer les pires des tourments. Et il n’y avait pas que sa voix ; elle était là assise à ses côtés, éclairée par la lumière d’un lampadaire qui filtrait par la fenêtre. Elle portait encore ses habits de travail qu’elle ne quittait sans doute jamais, mais ça n’enlevait rien à son charme et Jack ne prenait qu’à peine conscience d’à quel point il la trouvait jolie, à quel point il appréciait les sublimes formes de son visage fin et féminin, ou ses yeux d’un vert absinthe ; vert comme les plus beaux des vers.

Une phrase sauta même dans le tourbillon de pensées de Jack : « Si la voix fantôme et féminine devait être quelqu’un, je voudrais que ce soit elle ».

Elle resta à le regarder, puis elle se leva de sa chaise et détourna le regard vers la fenêtre à droite du lit ; sa main venue caresser le pendentif doré « Johana » qu’elle portait autour du cou, sous son chemisier et son gilet de laine rouge. « Jack » entama-t-elle alors une nouvelle fois en se rapprochant de lui, et lui saisissant délicatement le visage, « tout ça sera bientôt fini, n’aie plus peur.

  • J’ai peur… j’ai peur de l’homme dans le placard, sur le tableau. J’ai peur de l’Affre. Johana —
  • Oui, Jack, moi aussi… mais n’aie plus peur, ça va aller. le rassura-t-elle avec soin.

Posément, elle se baissa et déposa un doux baiser sur la bouche de Jack, un baiser chaud et rassurant qui lui fit — l’espace d’un instant — oublier les mille et une pensées de son esprit retors. Les tourments acérés qu’il subissait à chaque fois qu’il se prenait à fermer les yeux pour à nouveau plonger dans le placard.

Je t’aime, Jack.

Johana se leva et ferma la fenêtre pour couper court aux courants d’air, puis écarta un rideau réticent afin de laisser la lumière entrer au possible, ce qui pourtant ne fit pas fuir les couleurs bleues et sombres de la petite chambre. Quand Jack arrêta de regarder le placard au fond de la pièce à gauche, la jeune femme était déjà en train de refermer la porte derrière elle.

Le filet du lumière provenant du couloir se tut, laissant place à la pénombre, et faisant taire toutes les voix de l’esprit de Jack pour le laisser apprécier les grincements saccadés de la maison, comme si le Silence en avait à nouveau pris les rennes et s’apprêtait encore et toujours à envoyer ses patins d’horreur pour hanter Jack. Celui-ci se retourna dans le lit, mal à l’aise, et surtout quitté de toute fatigue suite à sa dernière visite du Placard. Johana l’avait laissé en proie aux ombres les plus féroces, et c’est plus seul que jamais qu’il se tortillait dans ses couettes comme un ver de terre qu’une fourchette tente d’embrocher.

Le regard de Jack dériva au hasard sur la fenêtre que Johana avait fermée et verrouillée, et c’est une terreur bestiale qui lui fonça alors en plein ventre sans remord aucun ; une terreur dont l’homme ne comprit pas tout de suite l’impact tant celui-ci était violent et puissant. Voir ce qui se dressait de l’autre côté des carreaux, était comme observer un feu d’artifice un soir de Juillet — et constater que de là où l’on se trouve, le bruit lourd de l’explosion ne nous arrive que bien après que les jets de lumière se soient élancés dans le ciel.

Comme un léger décalage.

Le monde sembla vaciller et basculer dans une toute autre atmosphère, mais pourtant la silhouette de l’Affre qui se tenait immobile de l’autre côté de la vitre, elle, ne bougea pas un instant. Jack se retourna brusquement pour lui faire dos, ne voulant tout simplement pas faire face à « ça », au fait que de telles horreurs s’en prennent deux fois aux mêmes personnes.

Et pourtant, pourtant du recoin sombre de la pièce qui était opposé à la fenêtre, jaillit un second feu d’artifice ; crépitante fontaine d’étincelles qui sous les yeux de Jack avait prise des formes abstraites. Elle, la seconde créature, se tenait debout, remuant ce qui paraissait être des bras ou des quelque membres indescriptibles. Une sorte de « cow-boy de l’espace » tout droit sorti de l’esprit de la Jessie de Stephen King.

Le cœur en furie, observé par les deux monstres de part et d’autre de lui qui se rapprochaient à pas de loup, Jack leva les yeux vers le plafond. Sentant de sa bouche sortir cette haleine de vigne — ou plutôt de sang — si chère à ces bêtes indicibles, craquantes et remuantes, bougeant leurs bras mécaniques.

Ô, vils serviteurs de l’Affre, monstres abstraits et sans consistance.

Jack hurla, s’égosilla pour qu’enfin Johana, Victor ou une quelconque autre marionnette de son délire, débarque en trombe dans la pièce, allume n’importe quelle lumière et fasse fuir ces démons. Oui, nuit après nuit, l’homme apeuré avait retrouvé ses logiques d’enfant et la seule chose que lui aie un jour recommandé son ami Louis lorsqu’ils étaient gamins, était de crier et d’attendre que la porte s’ouvre.

Et la porte s’ouvrit. Apothéose de cette horrible pièce de théâtre — troisième coup signalant le début de la scène, ou simplement coup de fusil au cœur vacillant de Jack enfoui sous cette inconfortable couette de satin. Le troisième monstre s’avança dans la pièce, pas après pas, frappants le parquet de ses arrêtes humides et difformes. Le monstre tenait dans ses mains un plateau sur lequel était posé… seul diable sait quoi et dont Jack n’osait deviner la forme, dans l’ombre.

Le monstre fit encore quelques pas en avant, laissant voir les habits qu’il portait, déchirés tant que malmenés, salis par la crasse et rougis par le sang. D’un geste étrangement attentionné, la créature déposa son plateau d’argent au sol, comme on déposerait une offrande, puis vint s’asseoir à la place de Johana près du lit, posant sa main droite sur Jack qui la dévisageait sans oser bouger.

Ce n’est rien, rendors-toi.

Les monstres ça n’existe pas.

Son visage illogique de chimère sembla regarder l’homme terrorisé une dernière fois, puis tel un acte maternel et bienveillant, la bête boucha le nez de Jack et enfonça une de ses ignobles mains au fond de sa gorge ; pour le regarder s’étouffer et sombrer lentement dans l’inconscience.

Les unes après les autres, les couleurs quittèrent la vision de Jack ; laissant la porte du Placard s’ouvrir en grand pour l’accueillir une ultime fois. Bientôt il ferma ses yeux à moitié et perdit son regard sur d’infimes détails avant de les clore définitivement. Comme pour observer ce gilet sale que portait la chose à sa droite, souillé de taches de sang séchées et de suie crasseuse.

Rendant illisibles les mots « Johana ; Je suis nouvelle ! ».

Noir.

7

Gris.

Les rues étaient silencieuses ce matin-là.

Jack ferma sa porte d’entrée et s’arrêta un court instant sur la saillie de sa maison pour respirer fort ce glacial air matinal de novembre. Le ciel était certes couvert par une épaisse fumée noire et opaque, mais la fraîcheur de ces premières heures du matin compensait bien de loin tout cela. Après un bref sourire adressé à lui-même, Jack se mit en route et pressa le pas, espérant que Dave, Victor et tous ses amis soient encore là à l’attendre au parc, assis sur « leur » table en bois, avec une joie douce et vagabonde sur leur lèvres en le voyant enfin arriver pour les rejoindre.

Non loin les aiguilles du clocher semblaient peiner à atteindre les cinq heures... c’était presque fascinant de voir à quel point Jack aimait plus que tout cette ville dans ses premières heures ; peut-être parce que le matin elle était déserte, vidée de ses habitants, avec pour seul occupant ces quatre adolescents et la brume légère qui emplissait les rues endormies. Ce simili de silence religieux qui forge en vous le sentiment d’appartenir à un tout autre monde, un univers parallèle où tout le monde aurait disparu, et où seul le silence serait maître à bord.

Ah, enfin — à peine ses premiers pas foulant l’herbe et la rosée du parc que Jack apercevait déjà ses proches assis ensemble sur cette petite table sale entourée d’arbres. Une table qu’ils se plaisaient à prendre pour leur chez eux, après tout, quelle personne n’a pas rêvé un jour de s’approprier un petit coin du monde loin de tous ? Ni vous ni moi.

L’adolescent se posa à sa place habituelle, à droite de sa petite amie frigorifiée, qu’il s’empressa d’enlacer d’amour pour la réchauffer à petit feu. Elle l’embrassa alors sur le cou, tout délicatement de ses lèvres froides ; un baiser que Jack lui retourna sans trop faire attention à ce que se disaient Victor et Dave. Au diable les autres, durant ces courts instants seul comptait ce visage magnifique, yeux fermés, de cette adolescente que l’on embrasse tôt dans la journée ; ce visage et certes, ses quelques imperfections, sorti du lit il y a peu et non encore embelli par les artifices du soleil et d’une journée radieuse.

Mais n’était-ce pas là en somme ce qui en faisait tout le charme ?

Jack détacha ses lèvres de celles de sa petite amie. Et le fixant alors de ses yeux verts, elle prit la parole presque par murmures : « Jack, tu sais, je vais bientôt avoir dix-neuf ans, comme vous trois en fait ». Elle s’arrêta pour sourire de coté, et reprit la parole, en serrant Jack du plus fort qu’elle le pouvait à ce moment-là.

« Jack, pour mon anniversaire, je veux que tu fasses quelque chose pour moi… »

Elle n’eut jamais le temps de finir sa phrase ; au loin, la fumée noire s’était intensifiée plus que jamais, obscurcissant le ciel et transformant peu à peu le jour en nuit soudaine, éclipsant le soleil derrière des paquets difformes de fumée noire et menaçante.

De l’horizon provenait un grondement vibrant, accompagné d’une armée de bruissements énervants. Et peu après, survint l’explosion monumentale. Personne n’eut le temps de réagir, l’onde de choc balaya les arbres, les maisons les plus proches, tout. Les flammes de l’explosion s’élevèrent dans le ciel, plus haut que dieu lui-même, dominant la ville de leur lumière vive et violente.

Ils furent tous projetés en arrière, et sous son propre regard affolé, Jack vit et sentit les bras de sa petite-amie partir peu à peu loin de lui, pendant que sa dernière phrase s’effaçait à jamais dans un lourd grésillement. Elle fut projetée en arrière, et quelque part dans l’assourdissante symphonie d’apocalypse que jouait l’explosion, se perdirent ces quelques mots.

« Je veux que tu m’emmènes loin de Maevaët, Jack »

Jack atterrit dans des buissons à quelques mètres de là. Et les minutes qui suivirent furent les plus éprouvantes de sa vie et de celle de quiconque. Le ciel déchiré par le feu ; les gens les plus proches de l’explosion hurlant dans leur maison, se consumant dans leur lit ; les toits s’arrachant et volant au loin, fauchant ce qui pouvait se trouver sur leur passage ; les murs soudainement recouverts d’une jetée de suie crasseuse et sombre.

Le chaos fait monde — que d’en bas de ces arbustes, yeux fermés et recroquevillé sur lui-même, Jack n’osait contempler. Semi inconscient, seuls quelques mots s’éprirent à sortir de sa bouche balbutiante.

Quelque chose comme « Je suis déjà en Enfer », ou peut-être autre chose.

Quelques minutes plus tard, dont la fin parut inatteignable comme celle d’une ruelle sans fond, tout s’arrêta net. Le souffle de l’explosion revint sur lui-même en un son d’aspiration, et céda sa place à un silence des plus absolus.

L’absence du moindre son, la soudaine surdité d’un monde.

Jack se releva, et regarda la ville, dont les maisons les plus proches de la lisière de la forêt avaient été tout simplement ravagées. Le jeune homme respirait un air très différent désormais, mélange de cendres, de fumée noire, et d’odeurs de braise. Un air qui lui donnait mal au crâne et le fit vaciller un court laps. Dehors les gens sortaient de leur maison et se pressaient d’enfourcher leur voiture pour quitter la ville et partir loin de ce cauchemar éveillé, dont Jack ne commençait qu’à découvrir les méfaits.

À sa gauche, les ombres inanimées de Victor et Dave, leurs corps venus s’écraser contre les arbres.

À sa droite, sa petite amie agonisant au sol.

Son sang ne fit qu’un tour et monta droit à sa tête ; sans même regarder où ses pieds se posaient il courut vers elle et la regarda, elle qui gisait désormais le souffle comme fauché par la mort. Sa tête avait heurté brutalement un imposant rocher qui sortait du sol, et s’était fendue comme de la vulgaire porcelaine. La poitrine de la jeune fille livra son dernier mouvement, et laissa derrière elle un corps sans vie. Jeune et innocent, portant encore — sous son gilet rouge tournant au pourpre — les habits du premier travail qu’elle n’obtiendrait jamais.

Orné de la petite étiquette « Johana ; Je suis nouvelle ! », désormais recouverte par une fine gerbe de sang s’écoulant de l’extrémité des lèvres de la défunte aimée.

Jack la regarda une ultime fois avant de se relever et de lever les yeux au ciel comme une accusation à Dieu ; mais il ne trouva par-dessus sa tête que des nuages desquels s’écoulaient cendres et fumée, venus former un lourd brouillard sur les rues de Maevaët.

Un brouillard qui s’apposa de lui-même, sur le souvenir de ce matin-là.

« J’étais encore endormie, quand ils sont tous partis »

8

En un aigu glapissement, Jack se redressa et leva la tête du sol. Il était tombé du lit durant son sommeil, et le choc l’avait réveillé sans moindre préavis.

Par la fenêtre, on observait le matin qui se levait peu à peu sur la ville, alors que le soleil pointait déjà à l’horizon. Dans la chambre, il n’y avait plus aucun monstre, plus aucune ombre inquiétante et malfaisante. Et à y bien réfléchir, y en avait-il réellement eu ? Allons ; et cette silhouette derrière la fenêtre qui n’avait jamais été plus qu’un amas de pierre censé être beau, posé en gargouille devant la fenêtre.

Sans trop réfléchir, Jack descendit l’escalier en colimaçon et passa la porte d’entrée pour pénétrer dans le froid cocon du matin qui enveloppait la ville, à une heure où tout le monde devait encore dormir. Et c’était avec un plaisir palpable qu’il accomplissait son désir de parcourir en paix ces rues, placides et aphones, juste un peu fraîches, mais supportables.

La ville qui l’avait si souvent mordu durant son périple en semblait presque muselée ; et Jack au vu des derniers souvenirs qui étaient remontés en lui, se sentait comme enfin dans son élément. À croire que l’Affre avait repris ses poupons et autres pantins désarticulés, et avait clôt la pièce de théâtre dont Jack avait eu le malheur d’être un des personnages.

Il erra longtemps dehors, à la recherche de quelque chose, ou de quelqu’un. Voire d’une simple sortie à cet enfer dont il avait traversé les épreuves et rencontré les démons. Oui, c’était ça en somme, l’enfer.

L’Enfer, ses diables et ses tourments.

La douleur que Jack avait au crâne revint discrètement. Restait à se demander s’il avait mal à cause d’elle, ou mal à cause de ce qui se dressait sous sa vue : une berline grise écrasée contre le sol après une « descente brusque » de la falaise. Sa berline grise à lui, dont le souvenir de la chute restait éternellement et étrangement flou, en comparaison à tous ceux que les créatures avaient fait ressurgir chez lui.

En comparaison à toutes les créatures que ses souvenirs avaient faites surgir pour lui.

Quelque part dans le brouillard qui recouvrait la chute, les paroles d’une chanson se firent entendre avec hésitation.

« Tu es comme une bougie qu’on a oublié d’éteindre, dans une chambre vide »

« Tu brilles entourée de gens sombres, voulant te souffler. »

Jack coupa la musique, dont les paroles ne lui évoquaient

Seul, dans une chambre vide.

Entouré de gens sombres, si sombres.

de toute manière que de bien mauvaises souvenances. Seuls restaient autour de lui les bruits monotones du moteur et des essuie-glaces qui allaient et venaient comme un pendule dont l’unique but serait de l’hypnotiser.

Il ne savait trop s’il avait bu ou pas ce soir-là. Il gardait en tête le souvenir d’une vue floue, et —

Non, il était sobre ce soir-là ; l’esprit clair et vif en observation de cette route qui se faisait avaler lentement par le capot de la berline. La nuit était certes profonde, ça c’était un fait, mais Jack roulait à allure décente et avec assurance sur cette vieille route de montagne.

La seule question restante alors en suspens, était celle de savoir où diable allait-il comme ça, ce soir-là ?

  • J’allais voir ma fille, elle allait fêter ses dix-neuf ans et —
  • Tu n’as jamais eu de fille, Jack, c’est clair ? Pas plus de femme. Tu n’as plus jamais eu de famille depuis la mort de Johana et les autres, admets-le enfin. Non, ce soir-là, tu n’allais nul part, point à la ligne.

L’esprit de Jack sembla dans un premier temps réticent à quitter la réalité qu’il s’était peu à peu constituée ici — « Non, j’allais ! » protesta-t-il même intérieurement, sans trouver de fin à cette route sur laquelle il roulait.

Oui… droit vers le néant. Il était rentré chez lui, et avait regardé sa maison sans bouger, sous l’encadrement de la porte. À contempler les fruits de sa vie lassante et solitaire. Et d’un geste réfléchi il avait pris les clés de sa voiture, et était parti sans but précis. Mais le destin est parfois cruel et au fur et à mesure qu’il longeait une « certaine » ville d’en haut de la falaise, des petites parcelles de mémoire lui revinrent en tête peu à peu, l’assaillant avec vivacité, comme un monstre surgissant d’une pièce sombre.

Beaucoup de souvenirs, même beaucoup trop. Que ce soit cette image marquante de l’Affre debout derrière sa fenêtre, ou le jour où il avait vu de ses propres yeux le corps de son amour partir au loin et s’écraser au sol dans le son d’une promesse qu’il ne pourrait tenir. Une promesse qu’il ne pourrait tenir.

Voilà ce qui était arrivé ce soir-là. Les hurlements déchirants des promesses qu’il ne tiendrait jamais.

Des promesses comme « Je veux que tu m’emmènes loin de Maevaët, Jack ».

Et il avait tourné violemment le volant vers la barrière de sécurité. Pour en finir, une bonne fois pour toute — rejoindre les siens, là où il n’avait pas eu la chance de les rejoindre, ce matin-là.

Fin de l’histoire.

Jack se retourna vers Maevaët, du haut de la colline où la berline avait atterri. Avec au fond de la gorge un sentiment amer de retour à la case départ. Et pourtant le Jack qui regardait d’en haut ces rues imperturbables et inoffensives, n’était sans aucun doute pas le même qu’avant. C’était un homme qui avait ouvert les yeux en plein fond de la mer, et avait découvert un tout autre univers dont il connaissait l’existence, mais qu’il n’avait jamais osé regarder de près. Un univers dont la vue lui brûlait les yeux.

Il comprit que le brouillard ne partirait jamais de la ville. Jamais le voile qu’il avait apposé sur ces durs souvenirs ne partirait, et était-ce un mal ? À y bien réfléchir, parfois au plus profond de sa mémoire, à trop chercher on tombe sur d’horribles démons qui s’étaient tapis là en attendant qu’on les déterre. Figés par le temps et le froid.

Jack retira le bandage autour de sa cuisse, délicatement. Laissant apparente une peau sans imperfections. Là où se trouvait auparavant une hypothétique morsure humaine, qu’elle ai cicatrisé, ou simplement jamais existé. Peut-être n’y avait-il pas de monstres, au final, et que toutes ces personnes sorties de ses souvenirs ou d’ailleurs, perdues au cœur du brouillard, figées ; peut-être étaient-ce elles, les véritables monstres.

Il posa sa tête contre l’une des fenêtres fissurées de la voiture, et ferma les yeux. Le front picoté par les bouts de verre de la vitre qui en dépassaient.

« Les monstres ça n’existe pas Jack, compris ? Tout ça c’est dans ta tête ».

Ce fut les derniers mots que prononça la voix fantôme de Johana, au fond de son esprit, avant de s’en aller au loin — avant de retourner dans le brouillard de là où elle était sortie.

Le brouillard, duquel le passé ne sort jamais, figé par le temps.

Un hurlement se fit succinctement entendre dans la douce matinée, puis se tut.

Le Silence reprit la place qui lui était due, comme si rien n’était jamais « réellement » arrivé.

Jack, n’était plus qu’un souvenir.

© 2020 - Emma Fabre - About