Autopergamene

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Juste Mille Mètres

Published 14 years ago
6mn to read

Le réveil indiquait plus de cinq heures du matin, c’était déjà l’heure d’y aller. Edouard sortit doucement du lit, sans faire de bruit. Peine perdue, elle se réveilla quand même, sa petite femme à lui qui comptait plus que tout. Sa vie lui était consacrée.

Il mit son maillot bleu et sortit dans les rues froides et désertes d’Athianea. Un athlète de haut niveau comme lui se devait de s’entretenir jour après jour. C’était un beau lundi d’octobre 1996, à vingt-huit heures de la compétition qui mettrait toute sa réputation en jeu. Mille mètres de stade qui étaient tout pour lui, pensait Edouard, alors que le soleil apparaissait à peine au loin…

Son souffle ralentissait, ses yeux se fermaient. Il se calmait tant bien que mal et tentait de ne pas penser aux cris venant des tribunes, remplies des milliers de personnes qui n’attendaient que lui.

La pluie n’était pas venue en ce mardi, bien au contraire il faisait chaud. « C’est juste mille mètres ». Oh, certes, mais mille mètres qui allaient jouer sa réputation, sa vie, tout. Le cœur d’Edouard accéléra, l’arbitre s’approcha peu à peu, et leva le bras. Coup de feu.

Les pieds d’Edouard se mirent à courir d’eux-mêmes. Il ne devait pas regarder autour de lui, juste penser à lui, sa femme, et à la victoire qui était désormais si proche. Tout se passerait bien, car il devait gagner.

750 mètres. Plus que quelques instants de douleur. Il regarda vaguement l’homme qui courait à sa gauche : erreur fatale. Trop tard.

Les muscles d’Edouard se tordirent, sa jambe fut comme projetée en arrière. Il vit l’homme passer la ligne, sa ligne, pendant que lui respirait du sable rouge. Il en respira encore quelques instants en fixant son monde qui s’écroulait, puis ferma les yeux doucement.

Trou noir.

« Quel jour pouvait-on bien être ? ».

Edouard sursauta dans sa baignoire : ce mouvement brusque réveilla la foulure qu’il s’était faite. Puis il se souvint, nous étions jeudi, la pluie était finalement arrivée pour s’harmoniser avec ses idées noires et y ajouter des nuances. Il n’osait regarder le mur en face, le carrelage reflétait son visage de perdant, et ça, c’était au-dessus de ses forces. Jamais il ne se regarderait à nouveau en face. Il devait gagner mais il avait perdu.

Puis il y eut comme un déclic et tout apparut clairement. Oui, il « aurait » dû gagner. Etait-ce écrit ? Non, c’était sûrement de la faute de cet homme qui lui avait jeté un regard froid juste avant qu’il ne tombe. Lui : Harry, lui avait-on dit. Il payerait pour son insolence, tôt ou tard… mais quand ? Il fallait se rendre à l’évidence, Edouard n’avait pas encore le cran nécessaire pour faire payer à cet homme la victoire qu’il avait volée.

Edouard saisit un rasoir à sa gauche, et regarda ses poignets. Il posa la lame sur son bras et appuya sans la bouger : pour voir l’impression qu’il aurait le jour où il se tuerait, poussé par la honte. Non, ça ne devait jamais arriver. Il le reposa. Le suicide serait un déshonneur irréparable. Il devait y avoir une autre solution… Et il y en avait une, peu importe le prix qu’elle allait coûter.

Tout était désormais prêt et organisé méticuleusement dans l’esprit d’Edouard, aussi désordonné soit-il à cet instant précis. Il cocha vendredi sur le calendrier, embrassa sa femme bien-aimée et monta dans sa berline grise.

En partant il regarda une dernière fois par la fenêtre le visage innocent de sa femme qui préparait un repas pour le soir même. Elle ne saisissait pas encore, mais elle comprendrait un jour ou l’autre, ce qui avait pu pousser Edouard à monter dans sa voiture ce jour-là.

Le soleil se couchait, la berline s’arrêta devant l’immense porche de la maison de Harry. Edouard sonna et resta quelques instants à scruter les alentours. Des voitures allaient et venaient, conduites par des chauffeurs qui roulaient sans se douter de ce que comptait faire Edouard en passant cette porte. Harry vint lui ouvrir avec un large sourire hypocrite comme celui qu’il lui avait jeté le jour de la course.

C’est cette même porte qu’Edouard repassa plus tard dans la journée. Il avait offert son maillot préféré à Harry pour le féliciter, et donné rendez-vous le lendemain histoire d’aller courir un peu et peut être d’obtenir deux trois conseils. Edouard revint chez lui, sa femme n’était pas encore rentrée de son travail en ville, du moins il n’avait pas croisé sa voiture en chemin. Il s’assit à son bureau et repassa méthodiquement chaque point et détail de son plan.

Demain arrivait à grands pas, et la course suivante allait être plus rude que la dernière.

Quand samedi fut rayé sur le calendrier, Edouard mit ses habits. Il avait trop dormi, le soleil était couché depuis longtemps.

Plus que quelques heures avant son rendez-vous avec Harry. Il s’habilla et prit les clés. Le rendez-vous était sur une route peu fréquentée de la ville. Harry était quelqu’un de bien élevé, à ce qu’Edouard avait pu observer. C’était donc avec une sûreté étonnante qu’il avait parié que celui-ci mettrait le maillot qu’il lui avait offert. De quoi le transformer en proie facile et visible, un beau maillot bleu fluo. La voiture démarra et il ferma les yeux, « C’est juste mille mètres » se dit-il pour se rassurer. Il était hors de question de perdre, cette fois. Le grand et superbe Edouard ne perdrait pas.

Non, pas cette fois.

La voiture roulait, déjà 500 mètres de parcourus. Le cœur d’Edouard battait aussi vite que le moteur tournait. Il devait ignorer les milliers de personnes à la radio, juste se concentrer sur lui, sa femme, et la lame aiguisée dans sa poche.

750 mètres, Harry était là, très loin du rendez-vous, marchant, ou errant. La course s’arrêta net, à nouveau, avant l’arrivée…

Edouard avait eu raison : Harry portait son maillot. Edouard s’arrêta, sortit, et posa sa main sur son épaule. Il sentit quelque chose d’étrange monter en lui. Il plaqua Harry face contre le mur, aussitôt, sortit son cran d’arrêt. Harry se mit à hurler d’une voix bizarre, rien à faire, Edouard enfonça violemment la lame dans son ventre, la sentant passer entre ses organes pendant que Harry hurlait de douleur et crachait du sang.

« Réaction ». Quelque chose de sombre injecta les yeux d’Edouard. De la haine, le produit dopant qui garantirait cette victoire une fois pour toute. Le corps inanimé de Harry glissa contre le mur en briques, Edouard ferma les yeux, le poignarda encore six fois par pure haine, tomba à genoux dans une mare de sang, et hurla comme le prédateur primitif qu’il était devenu désormais. Ses muscles avaient tenu jusque là, il fallait se mettre en route.

Edouard erra longtemps dans les rues, sans but, sans âme, et sans se rendre compte que la maison qui se dressait désormais devant lui était la sienne. Il entra, posa les clés, et jeta le couteau par terre comme on jette un mauvais souvenir.

Il s’étala sur son lit. Ses yeux se fermèrent, la foule l’acclamait, plus question de perdre désormais…

L’aube couvrait de sa chaude enveloppe la résidence d’Edouard. Un merveilleux dimanche s’annonçait.

Il se leva et passa de l’eau sur le sang séché qui avait coulé le long de ses avant-bras, la veille. Quelque chose d’étrange lui traversa l’esprit : « Quel horrible cauchemar »… Mais tout cela était réellement arrivé, et il le savait.

Il sortit un paquet de céréales, se retourna vers le buffet et aperçut le mot manuscrit posé là à son attention :

« Mon cher Edouard, ce que je vais te dire va m’être difficile à t’avouer, je ne sais pas comment tu prendras cela, mais il est plus que temps que je te le dise… Je sais que tu rentreras sûrement tard de ton rendez-vous en ville, alors je te l’inscris sur ce petit bout de papier. Je te quitte : je pars dès ce soir vivre avec mon amant : Harry. »

Edouard s’écroula sur une chaise et ferma les yeux devant son monde qui s’écroulait, à nouveau.

« Je partirai sans doutes tard dans la nuit. Je pense encore à toi, je porterai sûrement d’ailleurs ton maillot bleu que Harry m’a offert en cadeau. Je t’aime quand même, adieu. »

La photo de sa femme atrocement poignardée, à la une du journal de ce matin, lui vint soudainement à l’esprit. Il comprit alors qu’il y a des courses qu’on ne peut pas gagner, même si l’échec en paraît impossible.

Il saisit le couteau ensanglanté posé au sol, là, posé à son attention juste au bout de son bras. Il prit une grande inspiration, et fit une entaille nette et précise pour mettre un point final à tout cela.

La foule avait cessé de clamer.

Le monde perdait sa consistance, sa logique, ses couleurs. Le nez dans le tapis humide devenu rouge vif, Edouard ferma à nouveau les yeux.

Juste mille mètres avant le repos éternel… Mais il y aura toujours des courses qu’on ne peut pas gagner.

Non, pas cette fois.

© 2020 - Emma Fabre - About

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Juste Mille Mètres

Published 14 years ago
6mn to read

Le réveil indiquait plus de cinq heures du matin, c’était déjà l’heure d’y aller. Edouard sortit doucement du lit, sans faire de bruit. Peine perdue, elle se réveilla quand même, sa petite femme à lui qui comptait plus que tout. Sa vie lui était consacrée.

Il mit son maillot bleu et sortit dans les rues froides et désertes d’Athianea. Un athlète de haut niveau comme lui se devait de s’entretenir jour après jour. C’était un beau lundi d’octobre 1996, à vingt-huit heures de la compétition qui mettrait toute sa réputation en jeu. Mille mètres de stade qui étaient tout pour lui, pensait Edouard, alors que le soleil apparaissait à peine au loin…

Son souffle ralentissait, ses yeux se fermaient. Il se calmait tant bien que mal et tentait de ne pas penser aux cris venant des tribunes, remplies des milliers de personnes qui n’attendaient que lui.

La pluie n’était pas venue en ce mardi, bien au contraire il faisait chaud. « C’est juste mille mètres ». Oh, certes, mais mille mètres qui allaient jouer sa réputation, sa vie, tout. Le cœur d’Edouard accéléra, l’arbitre s’approcha peu à peu, et leva le bras. Coup de feu.

Les pieds d’Edouard se mirent à courir d’eux-mêmes. Il ne devait pas regarder autour de lui, juste penser à lui, sa femme, et à la victoire qui était désormais si proche. Tout se passerait bien, car il devait gagner.

750 mètres. Plus que quelques instants de douleur. Il regarda vaguement l’homme qui courait à sa gauche : erreur fatale. Trop tard.

Les muscles d’Edouard se tordirent, sa jambe fut comme projetée en arrière. Il vit l’homme passer la ligne, sa ligne, pendant que lui respirait du sable rouge. Il en respira encore quelques instants en fixant son monde qui s’écroulait, puis ferma les yeux doucement.

Trou noir.

« Quel jour pouvait-on bien être ? ».

Edouard sursauta dans sa baignoire : ce mouvement brusque réveilla la foulure qu’il s’était faite. Puis il se souvint, nous étions jeudi, la pluie était finalement arrivée pour s’harmoniser avec ses idées noires et y ajouter des nuances. Il n’osait regarder le mur en face, le carrelage reflétait son visage de perdant, et ça, c’était au-dessus de ses forces. Jamais il ne se regarderait à nouveau en face. Il devait gagner mais il avait perdu.

Puis il y eut comme un déclic et tout apparut clairement. Oui, il « aurait » dû gagner. Etait-ce écrit ? Non, c’était sûrement de la faute de cet homme qui lui avait jeté un regard froid juste avant qu’il ne tombe. Lui : Harry, lui avait-on dit. Il payerait pour son insolence, tôt ou tard… mais quand ? Il fallait se rendre à l’évidence, Edouard n’avait pas encore le cran nécessaire pour faire payer à cet homme la victoire qu’il avait volée.

Edouard saisit un rasoir à sa gauche, et regarda ses poignets. Il posa la lame sur son bras et appuya sans la bouger : pour voir l’impression qu’il aurait le jour où il se tuerait, poussé par la honte. Non, ça ne devait jamais arriver. Il le reposa. Le suicide serait un déshonneur irréparable. Il devait y avoir une autre solution… Et il y en avait une, peu importe le prix qu’elle allait coûter.

Tout était désormais prêt et organisé méticuleusement dans l’esprit d’Edouard, aussi désordonné soit-il à cet instant précis. Il cocha vendredi sur le calendrier, embrassa sa femme bien-aimée et monta dans sa berline grise.

En partant il regarda une dernière fois par la fenêtre le visage innocent de sa femme qui préparait un repas pour le soir même. Elle ne saisissait pas encore, mais elle comprendrait un jour ou l’autre, ce qui avait pu pousser Edouard à monter dans sa voiture ce jour-là.

Le soleil se couchait, la berline s’arrêta devant l’immense porche de la maison de Harry. Edouard sonna et resta quelques instants à scruter les alentours. Des voitures allaient et venaient, conduites par des chauffeurs qui roulaient sans se douter de ce que comptait faire Edouard en passant cette porte. Harry vint lui ouvrir avec un large sourire hypocrite comme celui qu’il lui avait jeté le jour de la course.

C’est cette même porte qu’Edouard repassa plus tard dans la journée. Il avait offert son maillot préféré à Harry pour le féliciter, et donné rendez-vous le lendemain histoire d’aller courir un peu et peut être d’obtenir deux trois conseils. Edouard revint chez lui, sa femme n’était pas encore rentrée de son travail en ville, du moins il n’avait pas croisé sa voiture en chemin. Il s’assit à son bureau et repassa méthodiquement chaque point et détail de son plan.

Demain arrivait à grands pas, et la course suivante allait être plus rude que la dernière.

Quand samedi fut rayé sur le calendrier, Edouard mit ses habits. Il avait trop dormi, le soleil était couché depuis longtemps.

Plus que quelques heures avant son rendez-vous avec Harry. Il s’habilla et prit les clés. Le rendez-vous était sur une route peu fréquentée de la ville. Harry était quelqu’un de bien élevé, à ce qu’Edouard avait pu observer. C’était donc avec une sûreté étonnante qu’il avait parié que celui-ci mettrait le maillot qu’il lui avait offert. De quoi le transformer en proie facile et visible, un beau maillot bleu fluo. La voiture démarra et il ferma les yeux, « C’est juste mille mètres » se dit-il pour se rassurer. Il était hors de question de perdre, cette fois. Le grand et superbe Edouard ne perdrait pas.

Non, pas cette fois.

La voiture roulait, déjà 500 mètres de parcourus. Le cœur d’Edouard battait aussi vite que le moteur tournait. Il devait ignorer les milliers de personnes à la radio, juste se concentrer sur lui, sa femme, et la lame aiguisée dans sa poche.

750 mètres, Harry était là, très loin du rendez-vous, marchant, ou errant. La course s’arrêta net, à nouveau, avant l’arrivée…

Edouard avait eu raison : Harry portait son maillot. Edouard s’arrêta, sortit, et posa sa main sur son épaule. Il sentit quelque chose d’étrange monter en lui. Il plaqua Harry face contre le mur, aussitôt, sortit son cran d’arrêt. Harry se mit à hurler d’une voix bizarre, rien à faire, Edouard enfonça violemment la lame dans son ventre, la sentant passer entre ses organes pendant que Harry hurlait de douleur et crachait du sang.

« Réaction ». Quelque chose de sombre injecta les yeux d’Edouard. De la haine, le produit dopant qui garantirait cette victoire une fois pour toute. Le corps inanimé de Harry glissa contre le mur en briques, Edouard ferma les yeux, le poignarda encore six fois par pure haine, tomba à genoux dans une mare de sang, et hurla comme le prédateur primitif qu’il était devenu désormais. Ses muscles avaient tenu jusque là, il fallait se mettre en route.

Edouard erra longtemps dans les rues, sans but, sans âme, et sans se rendre compte que la maison qui se dressait désormais devant lui était la sienne. Il entra, posa les clés, et jeta le couteau par terre comme on jette un mauvais souvenir.

Il s’étala sur son lit. Ses yeux se fermèrent, la foule l’acclamait, plus question de perdre désormais…

L’aube couvrait de sa chaude enveloppe la résidence d’Edouard. Un merveilleux dimanche s’annonçait.

Il se leva et passa de l’eau sur le sang séché qui avait coulé le long de ses avant-bras, la veille. Quelque chose d’étrange lui traversa l’esprit : « Quel horrible cauchemar »… Mais tout cela était réellement arrivé, et il le savait.

Il sortit un paquet de céréales, se retourna vers le buffet et aperçut le mot manuscrit posé là à son attention :

« Mon cher Edouard, ce que je vais te dire va m’être difficile à t’avouer, je ne sais pas comment tu prendras cela, mais il est plus que temps que je te le dise… Je sais que tu rentreras sûrement tard de ton rendez-vous en ville, alors je te l’inscris sur ce petit bout de papier. Je te quitte : je pars dès ce soir vivre avec mon amant : Harry. »

Edouard s’écroula sur une chaise et ferma les yeux devant son monde qui s’écroulait, à nouveau.

« Je partirai sans doutes tard dans la nuit. Je pense encore à toi, je porterai sûrement d’ailleurs ton maillot bleu que Harry m’a offert en cadeau. Je t’aime quand même, adieu. »

La photo de sa femme atrocement poignardée, à la une du journal de ce matin, lui vint soudainement à l’esprit. Il comprit alors qu’il y a des courses qu’on ne peut pas gagner, même si l’échec en paraît impossible.

Il saisit le couteau ensanglanté posé au sol, là, posé à son attention juste au bout de son bras. Il prit une grande inspiration, et fit une entaille nette et précise pour mettre un point final à tout cela.

La foule avait cessé de clamer.

Le monde perdait sa consistance, sa logique, ses couleurs. Le nez dans le tapis humide devenu rouge vif, Edouard ferma à nouveau les yeux.

Juste mille mètres avant le repos éternel… Mais il y aura toujours des courses qu’on ne peut pas gagner.

Non, pas cette fois.

© 2020 - Emma Fabre - About