Autopergamene

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Le Huitième Jour

Published 13 years ago
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« Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer ; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher »

Baudelaire - L'Albatros -- Les Fleurs du Mal

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C’est sans crainte qu’elle marchait dans les rues, ce soir-là. Sans se soucier de rien, mais simplement en réfléchissant à la journée qui venait de s’achever ; à la nuit apaisante qu’elle allait passer, ressassant ces souvenirs qu’elle avait construits dans la journée. Cet amour ô combien parfait en rétrospective, calé entre deux pièces de ce puzzle qui semblait s’assembler à la perfection.

Les beaux quartiers de White Avenue étaient parcourus de cette brise froide qui balayait ses jambes apparentes. Entre ses bras, des affaires qu’elle tenait serrées fermement. De temps à autre, elle jetait des regards furtifs derrière elle. Car non, elle n’était pas confiante… aurait-elle dû ? Seule à marcher dans une rue quasi-silencieuse – aux rares bruits rapides, sourds et espacés – en plein cœur d’une nuit d’encre ?

Elle n’aurait pas dû faire la fête jusque des heures si tardives, diable, quelle stupide idée c’était en y repensant. Des heures à rire, boire, danser – jusqu’à en avoir mal à la tête. Regarder le monde flou, lent, usé et désabusé par les flots d’alcool. Pour enfin, s’évanouir aux pieds des gens ; sans que l’un d’eux ne s’en rende même compte.

Se réveiller dans une chambre vide, sur un lit aux lattes fragiles, avec la désagréable impression que le cauchemar qui ne venait que de s’achever en fondu vers le monde réel n’en était peut-être pas un.

Cette fête à la con était vraiment une idée stupide, elle en avait la profonde certitude. Oui, sans doute aurait-elle dû juste prendre ses affaires, et repartir. Répondre un « non » catégorique quand d’un sourire cornu on lui proposa gentiment « Mais reste, Lisa, allez ».

Oh, peu importe, car à la fin de la journée la jeune fille retrouverait son amour qui l’attendrait patiemment à la gare. Quelques heures de train pour enfin embrasser la liberté et quitter les rues exiguës de cette petite ville, ou ces habitations dressées en ligne avec une malsaine exactitude.

Lisa tourna à droite, pour n’être plus qu’à deux rues de chez-elle. Devant ses yeux se dressaient les maisons paisibles et rayonnantes de chaleur humaine, toutes alignées avec précision comme une armée au garde-à-vous qui veillerait sur les rues de ses yeux de verre.

Sourire aux lèvres, la jeune fille repensa une dernière fois à son amour et oublia la nuit qui minute après minute s’écoulait dans les silencieuses heures du petit matin. Elle ne se souciait plus de rien ; ni du vent dans les arbres, des gens fermant leurs volets, ou de ces bruits étouffés à sa droite.

Et, l’attention détournée vers le chien trottant sur le trottoir opposé, elle ne se soucia pas non plus de ces bras se refermant sur elle et la jetant sur le sol glacial.

Étrangement, elle ne cria ou ne se débattit pas. Elle se contenta de ressentir au plus profond de sa chair les mains de la silhouette se resserrer d’un cran supplémentaire. Les uns après les autres, Lisa décrispa ses muscles. Tout était fini de toute façon : les maisons cachaient leur lâcheté derrière leurs paupières de bois, niant ce qui se passait deux mètres sous leur nez.

Un bref instant, l’indicible ombre s’arrêta. À peine éclairé par la lueur de la lune, l’agresseur desserra ses mains de cette gorge tremblante comme marquée au fer rouge. Peut-être le clocher sonnant au loin cinq heures du matin l’avait-il distrait ? Non, jamais ; il resta immobile quelques légères secondes, prononça silencieusement « April » et enfonça le bout de ses doigts dans les cheveux de la jeune fille au sol. Yeux froncés, saisit la tête, et la frappa sur le bitume jusqu’à ce qu’un craquement rompe le silence de la rue.

Craquement de plastique ; telle une bouteille que l’on avait compressée à l’extrême, Lisa se vida peu à peu de sa conscience sur le trottoir.

Les heures passèrent les unes après les autres, et tout près, une maison ouvrit délicatement ses yeux – encore trop endormie pour discerner l’ange à terre.

« Jetée violemment du paradis ; bien trop peu pour descendre aux enfers. »

Il y eut un soir, il y eut un matin.

1

Lèvres humides et tendues, il reposa la tasse sur la table en laissant passer un petit rire. Puis se coupa lui-même, et tenta de paraître sérieux quelques instants. Eh… il va falloir lui dire.

La mignonne jeune fille fit un mouvement brusque du cou, sans doute pour se remettre en place la nuque qui criait de douleur parce qu’elle n’avait quitté des yeux ce jeune homme depuis leur arrivée dans ce bar de coin de rue, vers onze heures du soir. Elle tendit les paupières pour ne pas qu’elles se ferment machinalement, puis posa la tête dans le creux de ses bras étendus sur la table.

Sans dire mot, l’homme assis en face d’elle resta quelques secondes à la regarder : elle semblait prête à s’endormir s’ils n’auraient été que deux dans le bar. Mais s’y trouvaient ce policier qui lisait la même page du journal depuis près d’une demi-heure – sans doute endormi dessus – ce mec étrange qui les fixait sans bouger, et ces deux gars qui se foutaient sur la gueule pour une tache sur un costume.

…Elle était vraiment magnifique, c’était indéniable. Le jeune homme posa une main sur elle et la caressa doucement, comme pour la bercer.

  • Lisa, hé, ouvre les yeux. Mon cœur ? entama-t-il d’une voix paisible.
  • Hm ? suivit la jeune femme, comme si on la sortait d’un court sommeil.
  • C’est… c’est pour demain.

Elle se redressa sur son fauteuil sans quitter du regard son bien-aimé. La bouche s’ouvrant et se fermant sans que n’en sorte quoi que ce soit. « T’en es sûr ? » ajouta-t-elle même d’un air sceptique. « Je veux dire… ils se sont enfin décidé à te le donner ? C’est enfin fini… ». L’homme ne sût trop quoi répondre tant il savait à quel point Lisa avait attendu ce moment.

  • Demain, à dix-huit heures précises. La gare à la sortie de la ville. Promets-moi que tu seras là, Lisa. Promets. finit-il par rétorquer.
  • Oh, Luke… chéri…

Elle s’arrêta pour sourire de côté et lui prit délicatement les mains en haussant un sourcil. « Je te suivrai jusqu’au bout, tu le sais ça ? Je t’aime chou. ». Luke déposa un doux baiser sur les lèvres un brin gercées de sa fiancée, et se leva du fauteuil en sortant un billet de dix de sa poche. Après un bref instant, Lisa se leva à son tour et vint s’accrocher à lui en posant tête sur son épaule.

« Tu m’ramènes à la maison, Luke ? Je suis claquée là, vraiment… ». Sans l’avouer, celui-ci parut gêné ; réfléchissant à une réponse pendant qu’ils sortaient du bar et que leurs pas commençaient à fouler peu à peu la mince couche de neige apposée sur les trottoirs de la ville.

  • Ma puce, je peux pas. Tu sais, je dois absolument y aller… tout mettre en ordre pour le départ. s’excusa-t-il tant bien que mal.
  • Hé, s’il te plait ! l’implora-t-elle.
  • Écoute, rentre plutôt à l’appartement et dors, c’est plus près. On s’voit demain ?
  • Chou ! Tu sais que mon frère fait une fête avec ses connards de potes. Et tu lui as laissé l’appart’ pour la soirée en plus, je te rappelle.
  • Oui, oui… merde. Eh, chérie, je peux pas te raccompagner jusque chez-toi. Vraiment désolé… t’as encore les clés de ta maison non ?

Lisa ferma les yeux et resta sans répondre, n’arrivant pas à faire sortir l’amertume qui semblait coincée au fond de sa gorge. « Oui, encore à mon porte-clé. Enfin j’espère. » murmura-t-elle d’une voix cassée, par le froid, et une pointe acérée de déception.

Sous une légère neige tombante, leurs deux silhouettes s’enlacèrent un instant, et partirent dans deux voies différentes.

« Hé, attends ! » s’exclama Lisa en volte-face, tendant les bras vers son amour. « Lance-moi quand même les clés de l’appart’. Je dois aller chercher deux trois affaires que j’y ai laissé, pour demain ».

Les clés s’envolèrent des mains de Luke et il reprit son chemin vers un endroit inconnu ou apparemment Lisa n’était pas invitée à l’y suivre. Lui faisant dos et s’en éloignant, la jeune femme s’enfonça dans cette sombre nuit de décembre ; s’apprêtant à aller fouler pour la dernière fois le sol de White Avenue.

2

Tels de frêles animaux sous le joug d’un fusil, les écrans restaient statiques. Les yeux de Luke passaient de l’un à l’autre sans que rien ne se passe : rien sur le parking, rien dans le hall, rien dans les étages. Payé à surveiller ce qui n’arrivait et n’arriverait jamais… Et son portable posé sur le recoin d’une table, affichant encore et désespérément le numéro d’une Lisa qui étrangement, s’obstinait à ne pas répondre.

La bouche de Luke s’ouvrit en grand pour laisser passer un long bâillement, pendant qu’il enlevait sa veste de gardien et levait les yeux vers l’horloge. À peine six heures, et pourtant déjà les premiers employés acharnés arrivaient et emplissaient la tour Kempski – se précipitant dans leurs boites de murs en carton pour s’enchaîner mentalement à leurs chaises de bureaux.

D’un geste harmonieux il tira sur sa cigarette, en recracha une légère volute de fumée et l’écrasa dans le cendrier violet pour l’y laisser s’éteindre. Puis lassé d’être immobile il se leva de son fauteuil et poussa la porte de l’issue de secours qui menait directement sur le toit de l’immeuble ; et foulant le gravier qui le recouvrait, il s’assit en tailleur près du vide. Juste faire une pause, et regarder ces petites fourmis qui allaient et venaient dans les rues. Là, du plus haut bâtiment de cette forêt de béton, poutres, boulons ou acier. Ces taches rouges, grises ou bleues qui s’entassaient partout par terre, s’engouffraient dans les maisons et les voitures sans se poser de questions.

Sans nul doute, c’était une vue imprenable, unique… c’était avec de profonds regrets que Luke la quitterait, elle et ses habitudes : monter ici tôt le matin et regarder le soleil se lever, en souriant simplement. Et quitter tout ça pour quoi ? Partir et laisser sur place ses souvenirs et son vécu… s’il y avait une terrible qualité que Luke n’avait jamais pu cacher ou contenir, c’était sa profonde difficulté à faire le moindre choix ou à prendre une quelconque décision importante. Et celle de partir avec Lisa se dessinait comme une montagne insurmontable.

N’y a-t-il pas pire peur que celle du lendemain lorsque l’on en est l’unique maître.

Le train serait à dix-huit heures, et sa démission en fin de matinée. Il aurait certes pu quitter son travail bien avant, oui ; mais il tenait à voir l’orange du ciel une ultime fois, ici.

Avant d’être obligé de reposer les pieds sur terre.

3

« On a fait du plus vite qu’on a pu »

Lèvres humides et tendues, Luke reposa le verre d’alcool sur la table, d’un discret rire nerveux. Ce petit rire forcé qui sous-entend « Oh, putain ». En face de lui, l’un des deux inspecteurs fronça les sourcils d’inquiétude ; non confiant, ou douteux.

« Ça va bien, ça va bien » lâcha Luke en reprenant son souffle, faisant mine d’une réelle conviction en ce qu’il venait de dire. Mais aurait-il vraiment pu se sentir bien, à ce moment-là ?

Les deux policiers n’en parurent pourtant pas plus soulagés, ce qu’ils traduisirent par un regard furtif entre eux. Toujours est-il, dans un élan de courage, le plus petit des deux se décida à aller un peu plus loin que « Elle est morte, nous sommes désolés ».

Désolé de quoi, connard ? T’étais là peut-être ?

  • Nous l’avons retrouvée étendue sur le trottoir, morte. D’après nos spécialistes, elle s’est faite renverser par une voiture.
  • Vous avez retrouvé le chauffeur ? hasarda Luke avec inquiétude.

L’autre policier parut dans le doute, et regarda son coéquipier sans répondre. Et baissant les yeux vers le sol, ce dernier secoua la tête.

« Rien de concluant. Ne vous faites pas d’illusions » acheva-t-il alors. Luke le regardait et tentait de décrire le ton de sa voix, en vain. Un étrange mélange de doute, de condoléances ; et sans doute d’autres parfums qui donnait une teinte repoussante à la scène.

Les trois personnes assises dans le salon du jeune homme restèrent silencieuses, jusqu’à ce que l’un des deux policiers se décide à se lever du canapé. Son collègue ne tarda pas à en faire de même, et quelques secondes plus tard la porte se refermait derrière eux.

D’un soulagement comme rarement Luke en avait tâté, il s’écroula dans son canapé et soupira. Machinalement, sa main s’étendit vers le téléphone posé non loin et composa le premier numéro en mémoire.

Une certaine Lisa Ann Fauhston, paraîtrait-il.

Dehors, les deux inspecteurs restèrent debout devant l’immeuble sans rien dire.

« Hé, t’as vu ? » lança le premier en prenant place dans la voiture de police, laissant s’écouler quelques secondes de suspens comme intensifiées par le claquement des portières.

« Il a pas pleuré »

4

En une fraction de seconde, le silence qui régnait dans le salon renfermé par la nuit avait été rompu sans remords. Passèrent quelques instants, et l’énervante sonnette d’entrée retentit une seconde fois.

Se frottant mécaniquement la tête, Luke se leva du canapé et se dirigea vers la porte de l’appartement, d’un pas lent et hésitant. Elle dévoila un jeune homme en t-shirt blanc et jean ; visage aussi meurtri que s’il venait de fixer la mort dans les yeux. Celui-ci resta muet, sans doute encore en état de choc.

« Luke… je viens d’apprendre la mort de ma sœur, et... »

Assis l’un en face de l’autre, ils restèrent un long moment à fixer la table en verre qui s’intercalait entre eux. Elle et leurs reflets qu’étrangement ils n’arrivaient pas à regarder en face ; comme si dans le fond ils avaient une part de responsabilité dans la mort de la jeune femme.

Ne sachant par quoi ou par où commencer, le frère de Lisa finit par donner le premier coup en finesse.

« Elle est passée ici. Hier, pendant la fête, tu sais. »

Luke détourna laborieusement son regard de cette Lisa – figée sur papier photo – qu’il plaça dans sa poche droite, et acquiesça lentement.

  • Elle est restée un peu, quelques heures. continua le frère de la défunte.
  • Ah oui ? s’étonna Luke en se redressant légèrement.
  • Je sais pas… jusque quatre ou cinq heures. Vers là.

Sans ne rien ajouter d’autre, le frère se mordit la lèvre inférieure et regarda ailleurs. Tournant indéfiniment autour du pot… au bord de l’annonce d’une mauvaise nouvelle, d’un mauvais présage ; ou simplement de quelque chose de dur à annoncer, et de terrible à entendre.

« Stan ? » répéta Luke, jusqu’à ce que celui-ci daigne se retourner et le regarder en face – avec des yeux humides tels ceux d’un enfant qui aurait cassé quelque chose d’inestimable. Luke fronça peu à peu les sourcils, pendant que les mots « Stan, que s’est-il passé hier ? » ressortaient une nouvelle fois de sa bouche tordue en une expression d’inquiétude.

« Je voulais pas… » répondit celui-ci tout simplement, du bas de sa voix chancelante, « vraiment. »

Battement par battement, Luke sentit au fond de lui son cœur s’accélérer ; se calant lentement dans son fauteuil pendant que ses mains s’y agrippaient machinalement. En face de lui, Stan balbutiait des mots qu’il n’osait entendre, et dont seules des bribes parvenaient à ses oreilles.

« Elle avait trop bu, elle s’était évanouie… Elle a jamais trop supporté l’alcool tu sais, elle en buvait juste parce que nous on le faisait. » Stan s’interrompit et tenta de sourire, pour dédramatiser tant bien que mal ; mais les larmes qui tombaient une à une sur la moquette du salon faisaient chavirer la balance en sa défaveur. C’est à peine s’il osa monter le regard, préférant laisser les mots s’écouler d’eux-mêmes de sa bouche tremblante, avant qu’il ne le regrette à jamais.

  • Je suis allé dans la chambre où elle dormait, et… dans son lit…
  • Et après Stan ? Après ?! le pressa Luke, étranglé par la crainte – ses mains agrippées au col du frère comme un aimant violent.
  • Mais merde quoi ! Mais je voulais pas… j’étais plus bourré que jamais Luke et, et c’est à peine si je me suis rendu compte que –

« Que c’était à elle que je faisais l’amour. »

La nouvelle tomba comme une bombe sur Hiroshima ; tuant femmes, enfants, et bonnes consciences.

Stan enfonça sa tête dans la paume de ses mains, pour cacher ses yeux brillants et sa honte incommensurable qui se recouvraient peu à peu de larmes salées.

« Mon Dieu… »

« J’ai pas fait exprès, mais après, je l’ai saignée comme une pute et jetée sur un trottoir ! Muah ha ha ! »

Luke détourna les yeux dans ce court instant de silence, repoussant cette voix malsaine qui le narguait de mots abjectes… mais qui pourtant sonnaient si vrais. « Tu l’as tuée, Stan ? » hasarda-t-il alors, en prenant une légère inspiration. À ces mots, le frère se redressa sèchement du fauteuil pour crier un « Non ! » maladroit.

  • Jamais ! Jamais j’aurais levé le doigt sur ma petite sœur, et tu le sais !
  • Tu viens de me dire que tu l’as violée, oui ou merde ? s’insurgea Luke en levant les bras.
  • Mais c’était différent ! protesta alors Stan en pleurs.

Sur l’instant, Luke eut presque pitié de cet homme à bout de nerfs, désorienté au possible ; agitant chaotiquement ses mains dans sa tignasse blonde. « En quoi ? » murmura-t-il alors, comme un coup qui achèverait la bête agonisante à ses pieds. Puis ainsi mot par mot, il laissa d’une douce fureur sortir la seule question à laquelle il cherchait une réponse.

« Stan, es-tu sûr de ne pas avoir fait de mal à Lisa ? » insista-t-il.

Vraiment sûr ?

« Je… non. »

Englouti dans une couverture de terreur, Stan n’osait plus bouger. Il se contentait de fixer Luke de ses yeux tremblant dans leurs orbites. En tête, ce qu’il avait fait, et ce qu’il allait faire. Rien n’est plus pareil après un meurtre ; on change, pour s’adapter – devenir un homme prêt et paré à tout.

Tout, sauf peut-être aux mains de Luke se jetant sur lui, et le frappant encore et encore avec rage.

Comme il étoufferait la voix gênante de quelques remords, et tournerait la page.

5

Bâillement.

Je suis comme le roi d’un pays pluvieux.

Lassée, l’enseignante passa sa main sur son visage crispé et frotta avec peine ses yeux rouges battant des cils aléatoirement. Étrangement, elle ne reprit qu’à peine conscience qu’il existait un monde en dehors de ces innombrables copies à corriger.

Son regard flou se dirigea vers la vieille pendule dressée dans son dos comme une silhouette de mauvais augure, écoutant l’hypnotisant bruit de balancement. Cinq heures du mat’ – à peine dimanche et déjà Kellia avait hâte du samedi. Diable, ce n’était vraiment plus la même chose depuis que son fiancé l’avait délaissée à sa vie monotone. « Mon ange », osait-il l’appeler à l’époque…

Moi à qui on avait toujours dit que les anges ne côtoyaient pas les démons.

Kellia reposa son stylo rouge et se leva de l’inconfortable chaise en bois qui lui servait désormais de seul et unique compagnon pour traverser l’hiver et ses tourments glaciaux. Avec quelques vertiges, la femme se dirigea vers la fenêtre de son appartement, habitât malsain qu’elle se prenait parfois à appeler « Mon chez eux », parce que non, on ne s’y sentait pas à la maison.

Dehors les rues avaient prises de sombres teintes, noyées dans les ténèbres de la nuit.

Noires ; comme si le néant avait fait halte en bas de chez-elle. De rares badauds étaient pourtant là, venus voir pourquoi tous les lampadaires de leur petite rue avaient claqué au même moment – et ne trouvant sans doute aucune réponse. Les gens parlaient, mais ne se voyaient pas ; restaient stoïques à regarder les lampadaires, pupilles ouvertes en grand, mains sur taille. Les yeux écarquillés pour tenter d’apercevoir quelque chose, en vain.

Quand les lampadaires en chœur se rallumèrent – séparèrent les ténèbres de leur brusque lumière – tous braquèrent leurs bras par-dessus leurs yeux brûlés, l’espace d’un instant éphémère.

Et la rue reprit peu à peu ses teintes naturelles, éclairées d’une lumière qui semblait nouvelle.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Premier jour.

6

La pelle teintée de l’orange du crépuscule donna un nouveau coup sur le tas de terre fraîchement remuée. En une pointe de douleur, Luke tenta d’étirer ses bras dans toutes les positions possibles ; mais aucune ne fit disparaître les terribles élancements de son épaule, sa nuque ou son dos. Par saccades, ses mains vidées de toute force lâchèrent la pelle sur la tombe de fortune d’un violeur d’un soir, qu’on appelait jadis —

Repose en paix… Stan.

Semblant chuter en arrière, « l’assassin malgré lui » fit quelques pas à reculons et s’affala sur le capot froid de sa voiture rouge sombre — allongé à fixer le firmament qui apparaissait en fondu sur ce ciel pourpre.

« Rien n’est plus pareil après un meurtre »

Par de longues phrases lancinantes de par leur lourde vérité, Luke fit le point et le calme dans son esprit.

Qu’avait-il fait, qu’allait-il faire.

Comment devait-il réagir à cette existence qui se défilait et se dérobait en d’innombrables pièces sous ses pieds. Dire qu’il y a quelques heures de cela, c’était à peine s’il se sentait capable de faire ce que son subconscient l’avait poussé à commettre ; et pourtant.

La nuit tomba peut-être plus vite qu’elle ne l’aurait dû. Assombrissant grade par grade cette malsaine scène d’un tueur et sa victime dont les paroles s’étaient tues et avaient laissé place à de longues réflexions, bercées par le bruit du vent qui s’engouffraient dans leurs pensées.

Sans dire mot, silencieux, muet ; Luke releva les yeux vers ces milliers de points scintillants que par manque d’autre mot sous la main, il appela sobrement « Ciel ».

Ciel.

Pardonne-moi car j’ai fait le mal.

Ô, ciel ; pardonne-moi comme j’ai pardonné.

Luke ferma les yeux sur les remords affamés qui dévoraient la chair de son esprit ; mais aussi pour cacher cette vision maléfique de Stan qui le hantait en surimpression. Une image froide d’un cadavre à terre et pourtant sourire aux lèvres : sans doute enfin apaisé de si nombreuses souffrances et tourments que Luke ne commençait qu’à ressentir.

Comme le lourd tribut à payer pour avoir refusé de « la » raccompagner, le soir où c’est arrivé.

Lisa.

Pardonne-moi –

La montre tombée et enfouie dans les mauvaises herbes de ce coin de campagne reculé bipa une nouvelle heure discrètement – étouffée par la boue naissante qui la recouvrait sans crier gare. Déjà cinq heures. Luke avait dû s’assoupir plus longtemps que prévu, pour n’être réveillé que maintenant par ce ciel crachant soudainement une pluie dantesque.

Se rendant compte que ses vêtements pesaient de plus en plus — alourdis par cette averse frappant violement le métal de la voiture — Luke se releva et monta dans celle-ci en catastrophe. Chaque goutte qui fouettait le pare-brise ne semblait qu’être reflet de la colère du jeune homme, s’abattant sur lui-même. Et non loin déjà, l’eau du lac montait à pas de fourmi pour déborder et obéir à cette toute puissante colère : la colère de Ciel.

Le jeune homme tourna la clé de contact sans plus tarder, encore et encore jusqu’à ce que la vieille voiture daigne démarrer, puis partit aussi loin qu’il le put.

Aussi loin que Ciel le permettra.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Deuxième jour.

7

Quand la pluie étalant ses immenses traînées

D’une vaste prison imite les barreaux.

Le silence avait été rompu, brisé et montré du doigt comme un mauvais souvenir. Il avait laissé place au son de cette pluie torrentielle qui bombardait la ville de ses milliards de gouttes percutantes. Plus violente qu’une lourde grêle, plus grondante que tout le reste ; elle avait empli l’air de ce puissant bruit de mitraillette incessant tant qu’intarissable.

Et au milieu, ne se percevaient que quelques mots rares et devinés.

« Non »

Gênée, elle tenta de sortir quelques secondes ses jambes de l’eau sale qui l’englobait jusqu’à mi-cuisses.

« Je vous en prie ! » supplia-t-elle en se secouant nerveusement pour faire partir ces ennuyantes gouttes qui s’écoulaient sur sa peau blême — recouverte de ces vêtements qui avaient pris une teinte foncée, gorgés de la masse d’eau crasseuse qui s’y infiltrait au fil des secondes.

  • Mais, je peux plus faire marche arrière, bordel de merde ! rajouta la femme.
  • Ça, fallait y penser avant de venir jusqu’ici, madame. lâcha le policier, tenant debout avec peine devant sa ligne d’urgence rouge et blanche, ballottée par le vent violent.
  • Puisque je vous dis que je travaille juste là, derrière vous, laissez-moi au moins passer !

Le policier se tourna brièvement vers l’immense tour semblant toucher le ciel et dominer la ville, puis se retourna vers la femme en tailleur, les cheveux venus se plaquer sur son visage. Que lui répondre ? Qu’il n’y avait pas lieu de travailler aujourd’hui ; ou qu’elle était bien une des rares personnes a être restée en ville depuis le début de l’inondation, les messages radios disant de partir au plus vite, et les barrages dans les rues ?

Peut-être qu’aucune des deux solutions n’était valable, après tout. Toutes les valeurs semblaient si différentes désormais qu’il n’était pas même sûr que la notion de travail ait une place à se faire ici.

« Vous voyez, c’est ma carte » fit la femme en sortant un bout de carton de sa poche, imbibée d’eau et dont seuls les mots « Eva Kempski » étaient lisibles. « C’est MA tour, MON immeuble, j’y rentre SI je veux. Vous comprenez ça, petite merde en costume ? ».

Ne lui venait même pas à l’idée de répondre, à ses insultes ou ses grands gestes offensants ; voire à ce que diable elle tentait de lui faire comprendre.

Il était ailleurs. Son regard s’était peu à peu détourné sur les petits détails qui constituaient cette joyeuse mise en scène : le niveau de l’eau qui semblait monter à vu d’œil, le ciel colérique et ses couleurs apocalyptiques, ou le corps inerte de cet enfant qui flottait et suivait simplement le cours de l’eau.

« Pas aujourd’hui. » rétorqua alors le policier avec flegme. Et avant même qu’elle n’ose rajouter quoi que ce soit, il prit les devants : « Écoutez. Cette ville est complètement inondée, partout, j’suis sérieux… et j’ai ordre de faire passer personne par ici. Et c’est pas contre vous, madame. »

Vous devriez rentrer chez-vous, vraiment.

Même au milieu de cette pluie de balles naturelles, un silence parvint à se caler entre deux sièges.

Eva baissa la tête, et avec peine et pleine déception, s’éloigna dans l’eau boueuse qui emplissait les rues de la ville désertée par ses fidèles. En un léger soupir, elle jeta un dernier regard vers sa tour majestueuse dressée en évidence au-dessus des autres bâtiments pour symboliser le parachèvement de toute une vie.

Levez les yeux, et voyez la grandeur de ma réussite.

« Et maintenant voyez ce qu’il en reste » murmura Eva, en tête le souvenir de sa maison arrachée par les eaux ou sa réussite sombrant dans les obscures abîmes du déluge.

Telle enfermée dans une vaste prison — plus d’endroit où aller, voire, plus rien. Eva, n’était désormais qu’une autre perle de pluie parmi les autres ; ne valant ni plus ni moins. Semence de sa lignée oubliée, porteuse du fruit de son succès enfoui quelque part dans les mers venues recouvrir la ville.

La pluie continua incessamment de tomber, emportant tout sur son passage. La dignité, l’espoir, la compassion ; la vie d’une femme s’écroulant sous l’eau pour ne jamais refaire surface, gardant enfoncées au fond de ses mains les clés de la tour Kempski.

Deus Ex Machina.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Troisième jour.

8

Même si leurs pas s’enfonçaient dans la terre marécageuse, ils continuèrent de s’engouffrer dans la forêt profonde de cette nuit noire. Couteau dans une main, filet de scout dans l’autre.

« Eh… moi j’te dis qu’on est perdus… » se lamenta Peter une nouvelle fois.

Son grand frère resta à faire mine patibulaire, tirant un coup sec pour récupérer son filet qui s’était embourbé dans la terre meuble. « Allez, viens, on rentre ! » ajouta Peter en s’accrochant au bras de son frère.

  • Qu’on rentre au camp ? Les mains vides ? Et ils vont dire quoi les grands en nous voyant rentrer sans rien dans nos filets, hein ? s’insurgea l’adolescent, en jetant un regard assassin à son petit frère.

Peter baissa la tête sans rien dire, sachant la réponse mais n’osant la donner. « Mais, Franck, j’ai peur… » ajouta-t-il simplement, telle une solution à toutes les questions et inquiétudes que pouvait se poser son grand frère. Celui-ci fronça les sourcils méchamment, serrant les poings et ouvrant la bouche pour n’en sortir que des paroles violentes qui firent reculer Peter de deux pas : « Oh, et qui t’as forcé à t’inscrire chez les scouts d’abord ? T’as juste voulu faire pareil que moi, comme à chaque fois ! ».

Il ferma les yeux et reprit son souffle un instant.

« Tu sais quoi Peter ? Je commence à en avoir marre de toi, sérieusement. » lâcha Franck avant de cracher au sol comme il cracherait sa colère. Puis il s’assit au pied de l’arbre en détournant regard et sermonnant son frère : « On rentrera pas au camp tant qu’on l’aura pas attrapé, point barre », ce après quoi il fit siffler sarcastiquement sa langue avec mépris.

  • Mais comment on va la trouver sans boussole ? questionna Peter naïvement.
  • Mais merde qui l’a faite tomber dans la rivière cette pute de boussole ? QUI ? vociféra Franck en se levant brusquement, le doigt pointé sur son frère.

Peter recula et murmura un « J’ai pas fait exprès, Franck… » inaudible dans le bruit de l’averse qui s’amplifiait de plus en plus. Au loin, le tonnerre élança dans le noir de la nuit un cri menaçant, sonnant au son d’un avertissement.

À ce son, Peter leva la tête vers le ciel. Sans doute dans l’espérance d’un geste de quelqu’un, quelque part. « Et l’étoile polaire ? » questionna-t-il, sans trop espérer. La parole fauchée, Franck leva alors son regard au ciel obscur tapissé de milliards d’étoiles, veillant sur eux d’un œil unique, orienté vers le nord.

Les étoiles, elles éclairent la nuit et s’effacent à la venue de l’aube ; elles « sont » le jour et la nuit. Et elles peuvent vous indiquer mille et une choses. Doutez jamais d’elles, les gosses.

Par exemple —

« L’étoile polaire indique le nord, oubliez jamais ça. »

Franck se tut et s’engouffra profondément dans la pénombre de la forêt. Guidé par l’œil du ciel ouvert en grand pour leur murmurer un chemin de paix, qui mettrait fin aux tourments de la nuit. Sans savoir où il allait ; sans savoir où ils allaient, ils se contentèrent de suivre leur conseiller céleste.

Sans même se demander vers quoi celui-ci les guidait.

Bientôt les arbres se firent rares, laissant peu à peu place à cette plaine au cœur de la forêt. Silencieuse et déserte : apaisante comme une oasis en plein désert. Un idéal ou un rêve irréel ; sans boue ou vieilles branches au milieu du chemin, juste un vague terrain éclairé par la lumière de la lune. À bouts de nerfs, les deux frères s’engagèrent dans l’étendue déserte. « On s’arrête sur ce rocher » déclara Franck en y jetant ses affaires et en adressant un sec « Tu la fermes, tu poses ton cul sur ce rocher et tu attends. C’est là qu’il viendra, j’en suis sûr, point. » à son frère, comme s’il avait su à l’avance la réaction de celui-ci.

Peter resta silencieux, stoïque – se demandant si c’était vraiment son frère qui lui parlait, ou une sorte de copie maléfique ? Ou était-ce la lune, pleine ; éclairant la plaine de ses ondes malsaines ?

Silencieux, Franck se contenta de triturer son couteau, sans faire attention à la foudre frappant de plus en plus près. À peine conscient de la présence de son frère qui tentait de le raisonner malhabilement. Et ainsi Peter finit par détourner son regard du reflet de la lune sur la lame du couteau ; brillant et aiguisé comme le croc d’une terrible créature. « Franck… je crois pas qu’il y ait vraiment de loup à attraper ici, tu sais » déclara-t-il en haussant légèrement les sourcils, lassé – et soupira : « Ils avaient l’air de rire de nous… c’était peut-être une blague qu’ils ont voulu nous faire… non ? Franck ? ».

Presque instantanément, son frère bondit sur Peter et le frappa au visage avec fureur ; lui hurlant de tous ses poumons de la fermer et d’attendre comme il lui avait dit. Et après une brève pause, il élança à nouveau son poing fermé sur le visage crispé de son petit frère. Encore et encore jusqu’à ce que Peter daigne arrêter de hurler.

Ou jusqu’à ce que pour se couvrir de la ruée de coup, la jeune enfant se relève brusquement, et par accident —

Dans l’horrible crachat d’une gerbe de sang, Franck s’écroula au sol.

À l’entente de son râle d’agonie, le petit enfant debout près de lui n’osa ouvrir les yeux. Et doigt par doigt, il laissa tomber son couteau à terre – rougi par le sang frais de son frère mêlé à la pluie battante.

Ses jambes tombèrent lentement vers le sol, mettant à genoux la silhouette pleurante sentant le sang s’écouler sous lui. À sa gauche le corps mort de son frère, qui jamais ne se relèverait ; et à sa droite une lame scintillante à la lumière d’un nouvel éclair.

Lame qui de sa sombre aura semblait incessamment crier « ce » mot comme une vérité absolue et inévitable ; comme la douce mélodie du requiem de l’innocente enfance :

La Rédemption, Peter.

Celui-ci se ressaisit alors lentement du couteau dans sa main droite, tête baissée vers son uniforme duquel les mailles étaient chaque seconde un peu plus tâchées par le sang — autant que ce souvenir immuable s’infiltrait dans sa mémoire de scout, sa conscience et ses peurs intimes.

Tout comme un point à la fin de cette phrase, Peter acheva sa propre vie.

Seule une mort, aurait pu faire taire mes remords.

Fin.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Quatrième jour.

9

Luke décolla sa tête du volant.

Autour de lui et de sa voiture arrêtée sur le bas-côté, ne se trouvait que la campagne profonde et paisible sur laquelle la pluie avait cessé de battre. Non loin devant, le panneau indiquant la centaine de kilomètres avant la prochaine ville trônait seul entre quelques arbustes, se dégageant de la légère brume qui supplantait cette interminable et unique route.

D’un court lancer, le jeune homme jeta au loin la cigarette qu’il avait laissée brûler et s’éteindre dans une boite de conserve, jetant un dernier regard vers l’ocre de l’aube qui se levait au loin pour mettre un terme à la nuit. Comme une manière de dire « Adieu Peter, adieu Franck, c’est l’heure de reprendre la route ».

En tête le vague souvenir de ce cauchemar qui se dissipait peu à peu, Luke remit le contact.

10

Par à-coups, David quitta son profond sommeil — en chute libre de ce nuage paisible, plongeant à vitesse mortelle vers la réalité et ses rues recouvertes par l’incessant déluge de pluie qui ne venait que de se taire.

Les yeux rouverts, il se redressa sur le sol inondé de ce hall d’immeuble… trempé ; il décida ainsi de se diriger d’un pas tâtonnant vers un endroit plus en hauteur au rez-de-chaussée, duquel il pourrait sommeiller sans être réveillé par l’eau s’infiltrant dans les bâtiments.

« Ou par un truc, dans l’eau » songea-t-il en se retournant lentement vers l’endroit où il dormait il y a quelques minutes, et où se discernaient dans l’eau quelques silhouettes mouvantes. Sans faire de gestes brusques, reculant toujours vers les escaliers encore secs, l’homme sortit son arme de l’étui à sa ceinture. Ne cessant de fixer les choses nageant dans cette eau qui semblait vivante, remuante ; qui conquérait la ville instant après instant, montant toujours plus en niveau du fait de cette tempête qui avait duré depuis plusieurs jours déjà, et à laquelle nul n’avait échappé.

La raison pour laquelle David continuait de garder le barrage de cette rue en était même devenue trouble : depuis la pauvre propriétaire de la tour, personne ne s’était plus montré à lui.

Payé à surveiller ceux qui n’arrivaient et n’arriveraient jamais.

Diable, à y bien songer il n’y avait sans doute déjà plus personne dans la ville ; tous enfuis vers le haut ou enfouis par les eaux. Gobés, par ces créatures dont les blêmes lueurs d’yeux semblaient arpenter cette eau crasseuse, depuis ce matin. Monstres indescriptibles, que David n’avait pas encore vus réellement, mais qu’il avait bien senti passer entre ses jambes à quelques reprises. Visqueuses et sachant donner avec maîtrise de profondes frayeurs et angoisses.

Des bêtes de cauchemars aux apparences insoupçonnées que le policier se devait de confronter désormais seul et avec pour seul compagnon son courage.

Yeux alors froncés, il jeta dans l’eau à ses pieds tous les artifices qu’il portait sur lui – plaque en premier. Il n’y avait nullement ici de policiers, d’ordre ou de régulations. C’était désormais une question de survie pure et simple ; guetter l’environnement et être à l’affût des moindres signes annonciateurs de dangers.

Comme quelques remous, que David ne vit malheureusement, que bien trop tard.

Quand les bêtes dans l’eau s’enfoncèrent sous sa peau et qu’il bascula, sa main lâcha l’arme comme un drapeau blanc dressé hors des tranchées. Les yeux brûlés, enfouis au fond de cette masse de liquide immonde, le policier regarda sa fin onduler ses nageoires jusqu’à son visage, et y enfoncer sa mâchoire de rasoir.

En une fraction d’instant, la douleur de toutes les autres morsures devint indicible. Vaine et docile face à celle que procure la Mort à vif.

Une pincée de bulles remontèrent comme un compte à rebours, avant de laisser place au corps mutilé qui revint à la surface de l’eau ; indiscutablement mort. Souriante de victoire, l’eau se retira peu à peu dans les égouts qui se débouchèrent les uns après les autres, sans raison apparente. Les noirs nuages s’écartèrent enfin du jour montant, emportant avec eux l’eau qui été tombée depuis trois interminables jours.

Emportant avec eux ces créatures qui étaient soudainement revenus à la surface comme des souvenirs qui reviennent après un long séjour dans les sombres tréfonds d’une mémoire.

Emportant tout ; la ville était morte.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Cinquième jour.

11

Caressant la peau rugueuse de cet homme, elle décourba son dos en ouvrant lentement les yeux. Une jambe après l’autre, elle se retira alors du ventre de son client, et ramassa ces peu consistants vêtements qu’elle avait jetés au sol une heure auparavant.

« Eh, tu te rhabilles déjà ma petite ? »

Enfilant son soutien-gorge, elle se retourna brièvement vers l’homme heureux, allongé dans son lit comme une baleine morte sur la plage. Et avec un furtif mépris, elle rétorqua « C’est le principe quand on paye une heure, hein », sourcils levés. Sa main saisit son sac sur le buffet et attrapa la liasse de billets posée en évidence juste à côté. « C’est pas ton fric ça, poupée » déclara langoureusement l’homme qui s’endormait au fur et à mesure de ses propres mots. Elle n’essaya même pas de lui expliquer qui c’était là la somme qu’il lui devait pour ses services ; il dormait de toute manière déjà, ou sous peu.

Et sans plus aucune force, mi-endormi, il lança dans le claquement de la porte un dernier « On se reverra poupée, hein ? » de sa voix obscène.

Dans le froid des cinq premières heures du matin, la femme retrouva son univers si familier : ces ruelles glacées qu’elle faisait et refaisait, ou cette typique brume diaphane tantôt percée par l’aube, tantôt par la lumière pâle des lampadaires qu’elle ne connaissait à son regret que trop bien. Tous ces éléments quotidiens, imprimés dans la rétine de ses yeux lassés.

En tête l’envie simple d’un sommeil bienfaiteur, elle resserra son trench-coat brun pour cacher son corps presque nu dans l’air humide de cette matinée d’hiver. Même s’il n’y avait personne et que nul ne la voyait, elle profitait de ces trop courts moments pour retrouver un semblant de pudeur. Pour elle, c’était comme être une marginale héroïne ; pudique et civilisée le jour, esclave soumise la nuit. Oui, durant l’interminable laps de la pénombre, elle n’était plus elle-même mais « Poupée », le jouet sexuel qui marche et parle.

La voiture rouge sombre s’arrêta près d’elle comme une main posée sur son épaule. Elle ne rentrerait pas chez-elle à pied, non… et pour rien au monde elle ne passerait un jour de plus à l’hôtel, pour n’en sortir que le soir seulement. Alors quand le jeune homme osa prononcer « Je peux vous emmener quelque part ? », elle monta côté passager sans dire mot – simplement d’une mine heureuse, tenant fermement fermé son seul habit. Cacher, à tout prix.

Les premières minutes de route furent les plus angoissantes de toutes, à l’écoute de la moindre demande de prix qui la forcerait à quitter la voiture de force et mépris. Mais au plus profond d’elle sur la petite parcelle d’optimisme qui avait survécu, avait germée la certitude que le jeune homme au volant ne le ferrait pas. Les gens mignons comme lui n’avaient pas recours à ça, non – ils tendaient simplement le bras pour trouver l’amour.

« Je m’appelle April » lui hasarda-t-elle comme pour être sûre qu’il sache qu’elle était belle et bien un être humain à part entière.

  • Oh, euh… enchanté. répondit-il, surpris.
  • Et vous ? insista-t-elle après un court moment de silence.

Il fit un bref détour du regard vers elle, sans qu’elle sache trop à quoi il pensa, puis répondit « Luke » avec assurance.

  • Vous allez où précisément ? continua-t-il alors.
  • Bah, laissez-moi quelque part en ville… ça n’a pas d’importance.
  • Non, allez, dites-moi quel quartier. Y’a pas de problème, je vous jure.

L’air balbutiante un bref instant, la bouche de la prostituée finit par céder et murmurer « White Avenue, ça sera parfait ».

« Vous… » habitez dans le même quartier que L –

Luke s’interrompit par réflexe, suivant cette voix intérieure qui lui conseillait de ne surtout pas déballer sa vie et ses problèmes.

  • Vous faisiez quoi si loin ? acheva-t-il avec brio.
  • Hum, affaires. Trop peu de clients chez-moi, vous voyez.
  • Vous êtes dans quoi ?
  • Et vous, vous faisiez quoi si loin ? détourna-t-elle en décalant le rétroviseur et se recoiffant brièvement, pour avoir la certitude qu’il prête attention à autre chose.
  • Disons que, je me suis mis à l’écart, dans un petit coin tranquille en forêt, pour me faire oublier un peu.
  • Vous faire oublier ? haussa April, comme amusée.
  • Je… oui, me faire oublier la vie en ville, tout ça. Voilà.

« Oui, voilà » lui sourit-elle comme une ode au silence, lisant dans ses paroles qu’il n’avait pas non plus envie de parler de ce qui lui trottait au fond de la tête ; comme tous deux gardiens de lourds secrets que les mots ne pouvaient que trahir.

La voiture rouge continua à émettre son bruit monotone le long de la route encore trempée qui menait en ville. Bercée par la fausse conversation qui continua, comme si de rien n’était.

Vous savez, vous me rappelez beaucoup quelqu’un que j’ai connu, April.

La petite fille à peine réveillée par le bruit entra dans la chambre, tremblante, se demandant si son père avait enfin fini de « parler » avec « la dame ». Oui… il était profondément endormi sur son lit, ne murmurant que quelques mots inaudibles. D’un pas hésitant elle s’approcha de son visage pour entendre et comprendre ce qu’il pouvait bien réclamer.

« …pétasse » crachota-t-il en se tenant la poitrine. « Va chercher ta… ta grande sœur en bas ».

Puis diable, tout alla si vite ; bruits de pas dans l’escalier, appels vains dans le couloir. Porte s’ouvrant en fracas sur une jeune fille, verre d’eau à la main, ordonnant « Bois ! » affolée en lui enfonçant le verre entre les lèvres.

Le père prit quelques gorgées, respira, et formula sans réfléchir ce qui serait ses derniers mots : « Je suis sûr que… que c’est la faute à cette pétasse ».

Les deux filles se jetèrent un regard apeuré, puis yeux tournés vers le visage meurtri de leur père, ne mirent pas longtemps à comprendre la suite et baisser la tête. « J’ai été un monstre, mais j’vous aime, les filles ». Mouvements nerveux des bras et des jambes, corps qui s’écroule comme une masse sur la moquette de la chambre.

Deux enfants à genoux dans l’unique bruit de grésillement de la radio cassée ; mains sur feu leur père, décédé passé les soixante ans. Et avec amour elles le firent se lever, pour l’étendre sur son lit et lui remettre ses vêtements – éviter la honte quand on viendra quérir son corps pour la morgue… lui rendre sa dignité et profonde fierté sans doute oubliées lors du divorce.

Post-mortem il n’était plus monstre ou animal, mais fut appelé « Homme ».

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Sixième jour.

12

« Luke ! Freine ! »

Couvrant le bref bruit d’une montre sonnant les dernières heures de la nuit profonde, le hurlement des roues s’élança dans le silence de la nuit noire.

Noir – comme un court silence de la mémoire.

Luke rouvrit les yeux, sa tête à peine détachée du volant ayant violement heurté son front. Assis à l’avant de la voiture accidentée, il jeta un œil à ce qui l’entourait. La nuit, la route traversant la forêt, la voiture contre l’arbre ; et cette femme agenouillée près du corps de la bête à terre, seulement éclairée par la lumière des phares. Le jeune homme ouvrit la portière et s’approcha d’April, en train de recouvrir le corps de l’animal de son manteau. Dévoilant les légers habits rouge vif qu’elle avait tenté de cacher par-dessous. « On l’a heurté quand même » murmura-t-elle d’une voix sinistre, en se relevant. Elle savait que Luke la dévisageait, et pourtant elle se dirigea vers lui et l’enlaça sans raison.

« On aurait dû freiner plus tôt » commença-t-elle à sangloter doucement.

Luke resta un instant sans rien dire, à caresser les longs cheveux noisette de la femme pour la rassurer. Puis se détachant peu à peu du corset rouge qu’elle plaquait contre lui, il acheva d’un « C’était qu’un animal » ; à ces mots April versa de pesantes larmes accusatrices, et alla se rasseoir dans la voiture.

Seul, debout au milieu de la route et du vent, le jeune homme se rapprocha de la silhouette inanimée à terre ; couverte par le vêtement s’imbibant d’un rouge sombre si particulier. Et avec une terrible appréhension, il le retira peu à peu…

Quand à la place de pattes se dessinèrent les jambes d’une femme, humides de pluie et de sang, il plaqua sa main sur sa bouche et fit quelques pas rapides en arrière.

« Mon Dieu, non, pas ça »

Pas deux fois.

En soudain état de choc, il se retourna vers April qui s’était réfugiée dans la voiture. Habillée de rouge dans l’habitacle blessé de la voiture rouge ; pointe de contraste dans le décor gris et noir de ce samedi soir.

À pas de loup, le déluge revint sur ses traces : versant quelques légères gouttes en guise d’alarme, puis jetant par-dessus les nuages de plus en plus de violents filets de pluie. Un éclair déchira le ciel sombre et le silence, illuminant le goudron de la route comme deux yeux s’allumant vivement dans les ténèbres.

« … je suis un monstre » déclara Luke, dans ses premiers pas vers la ville.

« On va devoir y aller à pied, je crois ».

April releva la tête et le regarda quelques instants s’éloigner. Elle sortit alors de la voiture, dans le froid glacial de l’air hivernal. Ses lèvres se tendirent en un cynique sourire, puis elle courut vers le jeune homme pour lui saisir la main.

« Attends-moi Luke. Reste avec moi. »

13

Kellia baissa la tête sur ses propres pas, arpentant sans raison aucune les rues noires et vidées de la ville. Peut-être aurait-elle dû partir comme tous les autres avant elle ? Avoir le courage de laisser sur place tous ses souvenirs et son vécu pour fuir ; ailleurs, loin.

Au détour d’une rue ornée de carcasses de voitures aux airs de corps sans âmes, l’ex-professeur s’assit sur le bitume trempé. Et dans ce parfum si particulier de pierre humide que dégage une ville assaillie par la pluie, elle posa à sa droite la lampe de poche. Déjà le faible halo de lumière qui s’en échappait vacillait – s’estompait dans la nuit – et Kellia minute après minute appréhendait de plus en plus le moment où la lumière s’éteindrait pour la laisser seule aux prises du noir complet ; complètement seule. Sans même son ancien amour qui l’avait délaissée et qui à l’heure actuelle devait crever de bonheur et de joie dans un endroit chaud, quelque part où seul diable sait. « Qu’est-ce que je donnerais pas pour qu’il ramène son cul ici et endure tout ça » pria la femme sourcils froncés, avant de prendre et frapper d’un coup sec au sol la lampe de poche, comme si les piles en marcheraient soudainement mieux… ou que sa rage et sa peur mêlées fuiraient.

Mais non, le faisceau de lumière cligna juste brièvement suite au choc ; éclaira le laps d’une seconde quelque chose de repoussant au sol dans le noir, qui fit faire à la femme un bond de terreur en arrière. Et comme effrayée par le cri réflexe, la lumière qui sortait de la lampe s’en alla une bonne fois pour toute.

La femme tremblait, ne découvrait qu’à peine l’étendue de sa propre peur du noir. Le souffle fort, elle jeta un œil paniqué à sa droite et sa gauche, sans pour autant y voir autre chose que les pleines ténèbres qui l’avalaient. « Ne pas bouger, pas un mouvement » se murmura-t-elle à elle-même. Et pourtant ; pourtant quelque chose la poussait à tendre les bras… à tâter ce qu’elle avait entrevu avant que la lampe de poche ne meurt. Avec dégoût elle en caressa les creux et bosses, s’en faisant peu à peu l’image dans sa tête.

« Stop, j’arrête » s’exclama Kellia en se relevant lentement, pour laisser tomber son regard vers ce qui gisait à ses pieds dans la pénombre. Il n’y avait plus de doute, c’était le corps vidé d’une femme étouffée dans ses propres vêtements ; serrés, lourds et gorgés d’eau.

C’était comme contempler une momie tombée de son sarcophage.

Sans raison et au son d’un éclair éclairant les maisons, Kellia se saisit du petit objet scintillant que le cadavre ne semblait vouloir lâcher – se disant qu’elle en aurait besoin, quoi que ce soit.

« … les clés d’un immeuble », gravées au nom du corps au sol : « Eva Kempski ».

La montre serrée autour du poignet de la morte sonna le court bip de minuit, sous le regard admiratif de Kellia et quelques murmures qu’elle déposa à l’attention d’Eva.

Parce que personne ne devrait avoir à mourir seul.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Septième jour.

14

« Cesse ton sur-optimisme »

C’est par ces sifflements qu’April soupira puis s’arrêta, au son des cinq heures sonnantes de ce début de septième jour. Yeux fermés sur la ville silencieuse et ses allées sans vie, elle ajouta simplement « On est perdus, c’est tout ».

…Le sept. Luke baissa lentement la tête sur April assise en tailleur sur le trottoir, à côté d’une lampe de poche brisée et laissée telle qu’elle au sol. Et après un long silence à écouter le soleil se lever entre les gouttes de pluie, il s’assit à côté d’elle – tremblante et parcourue par le froid, elle se retourna vers lui et se contenta de lui tendre un sourire amer.

  • Vous me rappelez beaucoup quelqu’un que j’ai aimé, vous savez. déclara le jeune homme.
  • Génial… je me sens tellement mieux là tout d’un coup, sans déconner. méprisa la jeune femme autour de qui Luke venait de passer un bras pourtant réconfortant.

« Non, écoute » la coupa-t-il en le resserrant un peu plus autour d’elle.

  • La fille que j’aimais est plus avec moi et j’ai beaucoup de mal avec ça. Je peux pas penser à elle sans avoir des remords… et je veux pas faire la même erreur deux fois… Alors je prendrai soin de toi April. Je te le promets, sérieusement.

Sans dire quoi que ce soit et restant à regarder la jeune prostituée, Luke la réchauffa amoureusement avec le cœur. Puis après un léger sourire échangé, il se mit debout et la releva d’une main tendue ; sortant de sa poche les clés qu’il avait gardées soigneusement dans son jean.

« Je travaillais dans le grand immeuble là-bas. Je pense qu’on y sera à l’abri, viens. »

15

Acte V.

Par les innombrables fenêtres de la tour Kempski, Kellia contemplait longuement la ville et la pluie indécise qui laissait tomber ses dernières gouttes – tantôt déverser une rage meurtrière, tantôt humidifier un brin l’air du matin pour ensuite fuir aux premiers rayons du soleil de décembre.

« Quel temps de merde » murmura-t-elle lentement.

En contrebas s’apercevaient les rues qu’elle longeait il y a quelques heures, et qui semblaient avoir changé de visage depuis qu’elles n’étaient plus sous l’emprise de la nuit. Car les rues n’étaient plus un problème, non ; ce qui terrifiait Kellia désormais, était le vide béant des locaux de l’immense tour, toutes ces choses laissées en plan d’une seconde à l’autre, ce chaos qui émanait des affaires, feuilles et sièges renversés et éparpillés ça et là au sol.

Ou pire, ce bruit typique de l’ascenseur qui se met en route et descend soudainement les étages. Cœur battant et dos parcouru de frissons, l’enseignante maintint de suite son attention figée sur le chiffre au-dessus des portes de l’ascenseur, qui diminuait tout seul à chaque étage descendu ; jusqu’au tintement d’arrêt final à peine couvert par quelques mots : « Il y a quelqu’un au rez-de-chaussée ».

Plus vite que le vent, Kellia se saisit de la courte barre à mine trouvée Dieu sait où et courut vers la cage d’escalier ; les dévalèrent marche après marche dans la prière de ne serait-ce qu’entrevoir ce qui s’était introduit ici, dans sa tour qu’elle s’était accaparée.

Le visage de l’Inconnu.

« Ça marche pas on dirait, les portes restent fermées » assura April, doigt vers les boutons de l’ascenseur.

  • Je crois que tout déconne un peu depuis la tempête de ces derniers jours, de toute façon. continua-t-elle en s’écartant de Luke et jetant un œil de part en part du large hall d’entrée de l’immeuble.
  • Ouais… je crois qu’on devrait –

« STOP ! » hurla Kellia en surgissant vivement du détour d’un angle mort, armée de son arme de fortune qu’elle brandissait maladroitement comme une baguette magique.

Yeux fermés et peur ancrée sur le visage, elle n’eut qu’à peine le temps d’esquisser des menaces.

Surprise !La barre à mine tomba au sol.

16

De l’autre côté de la vitre de Lisa, les maisons du quartier défilaient discrètement. Quelle heure était-il ce soir-là, quand c’est arrivé ? Presque minuit oui ; depuis déjà des heures interminables, Luke au volant voyait passer et repasser la route sous le capot, bercée par le voile nocturne de l’été de cette même année. Le regard las, ne se posant que de rares fois sur Lisa emmitouflée dans son pull en laine grise, presque endormie côté passager.

« J’ai peur » murmura alors celle-ci à l’attention de son amour, sans ouvrir les yeux. Le jeune homme retourna rapidement dans sa tête quelques paroles rassurantes qu’il laissa entendre calmement.

  • Faut pas avoir peur, Lisa. Mes parents sont super sympas, tu verras.
  • Et s’ils m’aiment pas ? J’ai vu leur photo, ils ont l’air cools ouais, mais ça suffit pas toujours.
  • Mais non, arrête ma puce. Te tracasse pas comme ça, tout va bien se passer je te dis.
  • On va pas les réveiller au moins ?

Luke hésita une seconde, voyant passer à côté de la voiture le panneau indiquant leur arrivée dans le village où ils se rendaient.

  • Non… tu sais, quand j’ai grandi et que je suis parti de la maison, je revenais de temps en temps voir mes parents ici. Et que je sache en fait, ça les a toujours empêché de fermer l’œil de me savoir sur les routes tard le soir. Je crois que ma mère allait même souvent se balader dans la nuit pour se calmer et m’attendre… ils ont toujours eu peur pour moi, les pauvres.

« Ça en serait presque touchant »

Le jeune homme se tourna vers Lisa et lui caressa l’épaule pour apaiser tant bien que mal son appréhension. « Sois pas inquiète Lisa, j’te jure. On reste juste là-bas deux trois jours et on rentre à l’appartement. Je te le promets ».

À l’entente de ces mots, la jeune femme ouvrit les yeux, tête posée sur la ceinture, et sans réellement regarder son petit ami ou lui parler directement elle ajouta « Je vivrai pas éternellement dans un appart’ minuscule avec toi et mon frère… t’en es conscient Luke, n’est-ce pas ? »

Bref silence dans l’habitacle de la voiture.

  • Hé… s’il te plait, laisse-moi juste trouver une maison sympa en ville et on pourra déménager. rétorqua-t-il en se recalant sur son siège.
  • T’es grand maintenant, accepte le fait que je veuille m’installer et faire ma vie avec toi… je t’aime Luke, beaucoup.
  • Ouais, écoute Lisa, moi aussi, mais comprends. Ma vie s’est construite autour de choix que j’ai pas fait ou mal fait. J’ai jamais su prendre de décisions et tu le sais bien.

« Ça… » murmura-t-elle sobrement en se tournant vers lui.« T’es importante à mes yeux et cette fois je veux faire un choix, et le bon. »

Lisa sourit simplement dans un premier temps, au son des seuls mots qu’elle voulait entendre ce soir-là, venus recouvrir le bruit mécanique du moteur de la voiture. « Embrasse-moi » poursuivit-elle alors, comme si les paroles ne suffisaient désormais plus. Luke arrêta un instant de fixer la route et approcha son visage de celui de son amour ; laissant même une main quitter le volant pour la passer langoureusement dans les longs cheveux bruns de la jeune femme.

« Luke ! Freine ! »

Couvrant le bref bruit d’une montre sonnant les dernières heures de la nuit profonde, le hurlement des roues s’élança dans le silence de la nuit noire.

Noir – comme un court silence de la mémoire.

Luke rouvrit les yeux, sa tête à peine détachée du volant ayant violement heurté son front. Assis à l’avant de la voiture accidentée, il jeta un œil à ce qui l’entourait. La nuit, la route traversant les quartiers, la voiture arrêtée net au milieu de la route ; et Lisa agenouillée près du corps à terre, seulement éclairée par les phares de la voiture.

« Chéri, non… mets pas un seul pied en dehors de la voiture » – ce furent les premiers mots qui parvinrent aux oreilles du jeune homme quand ce fut trop tard. Quand il fut déjà sorti, yeux écarquillés et posés sur le corps que Lisa avait expressément recouvert de son manteau. Il s’en approcha en ayant l’impression de tituber dans un couloir sans fin ; avancer vers ce corps sans le voir se rapprocher.

Et tant mieux.

  • Fais immédiatement marche arrière et rassis-toi dans la voiture, bordel ! s’écria Lisa en se relevant, par de grands gestes des bras.
  • Mais –

Elle plaqua une main sur la bouche de son petit ami et le força à s’asseoir côté passager. Puis d’un mouvement sec au son net elle s’assit au volant, fit claquer la portière et mit le contact.

Il y eut un long silence avant que Lisa, yeux humides rivés sur la route, ne prononce ses premiers mots :

  • Du fond du cœur, Luke… tu m’aimes ?

Celui-ci acquiesça sans hésiter d’un « Bien sûr que je t’aime » au ton perturbé par l’horrible choc qui résonnait dans sa tête.

  • Alors, écoute, on va quand même aller chez tes parents comme si de rien n’était, on va continuer notre vie d’avant, nettoyer la voiture et… et avoir une belle famille loin de tout ça… et…

Lisa se coupa d’elle-même au son de sa voix chancelante, après un revers de manche sur les larmes naissantes à la pointe de ses yeux comme de verre. « Je veux pas tout gâcher, te perdre… pas ce soir, pas maintenant, Luke ». Mais il ne répondit rien ; de marbre, muet et paralysé, menant dans sa tête une terrible bataille contre lui-même pour choisir ce qu’il emporterait dans la tombe : Lisa ou sa bonne conscience. Un bref regard vers le visage éclairé de la jeune femme et les larmes scintillantes sur ses pauvres joues, suffit à faire le choix qui s’imposait. Luke cacha à son regard ce qui défilait par la fenêtre, les formes indicibles des arbres et maisons comme tout autant de témoins muets de leur crime.

« Le manteau était pas à moi, ça c’est pas grave. Et si la police vient te voir, tu prendras l’air tout triste et innocent et tu leur demanderas s’ils ont retrouvé la voiture coupable » continua la jeune femme comme si minute après minute et stimulé par l’instinct de survie, son esprit affolé mettait en place chaque élément avec précision.

Ce puzzle qui semblait s’assembler à la perfection.

« Et qu’est-ce qu’on va dire à mes parents ? » hasarda Luke après que sa petite amie se soit tue.

Elle resta encore muette un petit moment, avant de répondre enfin :

« On dira à ton père que… que non, on a pas croisé ta mère en chemin. »

17

Chut, reste calme, rendors-toi.

La femme caressa lentement le corps tremblant de Luke, endormi sur un des canapés de l’immense immeuble silencieux. « Kellia ? » interrogea-t-il en ouvrant les yeux ; il se redressa et la regarda toute près assise sur une chaise à veiller sur son sommeil comme une mère sur son enfant.

  • Putain, j’ai dormi longtemps ? questionna-t-il alors, désormais assis sur le canapé en face d’elle.
  • Bah, plutôt, oui… quand vous êtes arrivés dans cet immeuble avec April là, on est tous montés à mon étage. Elle est allée chercher des vêtements dans la réserve, et… toi t’es allé t’écrouler comme une masse sur un canapé.

Luke leva les yeux vers l’horloge, et s’adressa à l’enseignante sans trop y faire attention.

  • Moi et April on a pas dormi de la nuit, on a juste marché… très longtemps, et –
  • C’est marrant j’aurais juré que quand tu m’as quittée pour me laisser crever, tu disais que tu faisais plus de cauchemars et que tout allait bien. prononça Kellia sans regarder le jeune homme allongé.

« C’est lequel cette fois-ci, hum ? » ajouta-t-elle ensuite avec une méchanceté palpable.

  • Kellia… j’ai… j’ai eu un accident vers le milieu de l’année, et c’est encore là très profondément dans ma mémoire, alors s’il te plait, sérieux, n’en rajoute pas.

Luke passa sa main sur son visage et soupira un « tout ça me prend la tête bordel » de colère et exaspération à peine dissimulées, comme adressées à tout ce qui s’était passé tous ces jours durant depuis qu’on lui avait annoncé la mort de celle qu’il aimait : Lisa. « …tout ça serait jamais arrivé si j’avais pris soin d’elle comme il fallait au lieu de penser qu’à ma peau… des fois j’devrais me foutre des poings pour me remettre les idées en place. »

Au loin l’orage revint s’abattre sur la ville recouverte par la lumière du début de dimanche d’après-midi.

La femme en face de lui se leva et saisit la veste accrochée au porte-manteau de la salle de pause de cet étage ; tête levée vers le plafond dans le murmure d’un « je crois que j’entends l’orage, je vais aller mettre les seaux sur le toit ». Quelques mots qui ne firent que rappeler au jeune homme que, non, à son réveil ses cauchemars ne s’étaient pas tous envolés par enchantement.

Avant que Kellia passe l’encadrement de la porte, Luke se releva brusquement, et vint lui saisir le bras.

  • Kellia, écoute. Je voulais m’excuser de t’avoir laissée en plan comme ça du jour au lendemain… tu sais, t’as soudainement voulu te marier, partir avec moi et tout et je crois que j’avais l’impression de devoir choisir entre ma vie tranquille et –
  • Et t’as fait le mauvais choix, oui. Bravo, et merci, mais t’as quelques années de retard pour t’excuser Luke.

Elle recula et soupira silencieusement.

« J’ai été vraiment très très surprise de te voir ici, et ça m’a fait plaisir parce que je suis sûre qu’au fond de moi un petit quelque chose t’aime encore beaucoup… enfin d’une certaine façon. Mais comprends que tu peux pas jeter les gens et les reprendre comme tu veux. Tu peux pas juste, faire plein de promesses aux gens qui t’aiment et ensuite t’enfuir sans les tenir… ça marche pas comme ça. »

« Si tu dois vraiment parler de tes problèmes avec quelqu’un Luke, ta pute t’attends deux étages plus bas. Moi c’est plus mon rôle » conclut-elle yeux baissés, s’éloignant pas par pas vers l’escalier, sous le regard muet et immobile du jeune homme debout au milieu de l’étage qu’elle laissa vide ; du jeune homme qu’elle laissa sur quelques mots dans lesquels ne se ressentait bizarrement aucune colère ou réelle rage. Juste, une pointe amère de déception.

Mon ange.

18

Caressant la peau douce du jeune homme, April décourba son dos en ouvrant lentement les yeux. Une jambe après l’autre, elle se retira du ventre de Luke et ramassa ces peu consistants vêtements qu’elle avait jetés au sol deux heures auparavant : quand elle l’eut trouvé à contempler longuement la ville par les fenêtres de l’immeuble, assis au sol, le regard vide comme perdu dans les nuages.

« J’ai cherché partout Kellia pour m’excuser encore, mais je l’ai pas retrouvée » avait-il murmuré, sans doute ayant senti April arriver vers lui dans son dos. Elle n’avait certes pas trouvé quoi répondre sur le coup, non, mais elle s’était assise près de lui et avait posé sa tête sur son épaule comme aimait tant le faire Lisa. Quelque part, ce fut sans doute ça qui déclencha tout chez Luke ; lui emmêla l’esprit encore et encore jusqu’à ce qu’à ses yeux la jeune prostituée ne soit plus elle-même, mais la représentation de cette « Lisa figée » qu’il avait perdue et qu’il n’aurait plus.

De ce visage qu’il enlaça sans l’enlacer, qu’il embrassa sans l’embrasser.

La suite s’était enchaînée sans encombre – par l’ardeur qu’il mit à entraîner April par la main dans les méandres de l’immeuble jusqu’à ce havre calme et sombre, dans lequel il avait minutieusement enlevé un par un les habits de la jeune femme et les siens. Et chaque vêtement qui touchait le sol n’était qu’un pas en plus vers le Paradis ; vers ce mouvement délicat de quand Luke allongea la jeune femme sur les quelques matelas qu’ils avaient trouvés et apposés sur le sol.

Elle avait fermé les yeux et l’avait entouré de ses bras, et… est-il utile ?

Ceci est une ellipse, de leur plaisir fragile.

« Je crois que je ne m’étais pas senti aussi bien depuis sept jours, mon ange » susurra le jeune homme après coup, en cessant de faire aller et venir ses doigts dans la chevelure de l’ex-prostituée. « Et toi ? » – question difficile, April ne répondit pas. Elle se contenta de se retourner vers lui et de serrer contre ses seins le pull en laine grise qu’elle avait trouvé sur un porte-manteau et avait gardé auprès d’elle, comme l’aurait fait une petite fille à la vue d’un ours en peluche abandonné au sol.

  • Il faut que je retrouve Kellia quand même. finit par déclarer Luke, ces mots sonnant comme la guillotine venue trancher l’amour naissant entre lui et April.
  • Alors va la chercher.

La réponse était sans appel. Le jeune homme nu se leva doucement du vieux matelas et enfila rapidement le jean qui avait été, dieu sait comment, suspendu à la poignée d’une porte. Main dans sa poche gauche vide ; main dans sa poche droite où logeait une photo de Lisa craquelée et mi-effacée par la pluie. Il la regarda un court instant, et sans lever les yeux vers April, la chiffonna.

  • Écoute, je veux juste enterrer la hache de guerre avec Kellia, après je reviens et –
  • Comment elle s’appelait ? lança April en haussant sourcil et sourire.
  • Qui ? Kellia ? rétorqua Luke torse nu.
  • Non.

Sans répondre de prime abord, il saisit dans la poche de sa veste par terre, les clés de l’ascenseur de secours qu’il avait gardées de son dernier jour de travail. Et s’éloignant toujours plus de la jeune femme nue qui ne le quittait du regard, par amour et curiosité, il murmura simplement « Elle s’appelait Lisa… »

Lisa Ann, même, mais elle aimait pas qu’on l’appelle comme ça. Et moi non plus, remarque.

« Luke, attends »April se leva et vint lui prendre la main avec attention.

  • Je vais fouiller les étages vers le haut, et toi tu vas descendre et fouiller les étages vers le bas, d’accord ? continua la jeune femme en entrant dans l’ascenseur.
  • Hum, ok, pourquoi pas. On se reverra là-haut sur le toit, alors, Li – April. hésita-t-il alors que doucement, les portes de l’ascenseur qu’il venait d’ouvrir se refermaient sur elle.

Bref soupir indécis ; il prit son t-shirt, et se dirigea vers la cage d’escalier.

« Ouais, on se reverra là-haut »

19

Rez-de-chaussée, hall d’entrée… juste divers noms à donner à la pièce humide et en partie détruite qui stagnait sous les yeux de Luke. C’était amusant de voir comment y passer une première fois n’avait pas suffit à remarquer tous les détails de la large pièce dans laquelle ils avaient mis les pieds en arrivant. Que ce soit le lustre tombé, les bureaux renversés, les poissons étranges morts au sol, ou même le corps de David face contre terre enfouie dans une mince flaque de son propre sang – s’écoulant goutte par goutte de la profonde morsure à son visage.

« Alors tu t’appelais David, hein ? » interrogea Luke dans le vide, en reposant la carte de police à côté de l’arme à feu qu’il saisit ensuite. Même ne sachant pas ce qu’il allait en faire, ne sachant pas si elle marchait encore où si au diable elle était chargée, il la cacha à sa ceinture, à la seule vue du corps à terre. Comme un petit secret partagé entre un chien et un enfant ; n’ayant aucune valeur tant que les parents accuseront perpétuellement le chien d’avoir cassé le vase. Tant que cette arme restera un objet trouvé, et non une nécessité.

Et ça s’arrêtait là, le hall ne recelait aucun autre mystère passionnant. La pluie avait ôté sa vie à la ville, elle n’était plus qu’un tableau qu’on contemple sans véritable intérêt.

Que pourtant on reste à admirer, pour qu’au bout d’un moment il nous donne l’impression d’être réel.

Dehors, le crépuscule s’achevait minute après minute et Luke peinait chaque seconde un peu plus à distinguer les objets l’entourant, par manque de visibilité et par fatigue. Combien de bureaux avait-il regardés, combien d’étages avait-il gravis et redescendus ; tout ça pour ne pas déceler la moindre trace de Kellia où que ce soit ?

Luke se retourna en sursaut — au son du léger tintement des portes de l’ascenseur qu’April avait appelé à leur arrivée dans l’immeuble, et qui s’ouvrirent enfin, à ce moment précis et sans raison. Laissant voir les quelques mots au feutre que quelqu’un avait marqués sur les parois en verre de la cabine.

Maintenant monte au ciel avec moi.

Signé, ton ange.

20

« T’as retrouvée Kellia ? »

April ne déclara rien, préférant garder son regard posé sur la ville au soleil couché, debout à quelques centimètres du bord du toit de l’immeuble ; à peine effleurée par le vent qui se levait. Luke s’approcha d’elle doucement en fixant attentivement chaque léger mouvement qu’elle osait faire, comme convaincu qu’elle s’apprêtait d’une seconde à l’autre à glisser du rebord pour ne venir s’échouer que mille et un étage plus bas, sur le sol dur de réalité ; loin de la vue imprenable si chère à Luke. De son petit univers dont il était fier.

  • Non, et toi non plus je suppose. finit par répondre April en se retournant vers le jeune homme près d’elle.
  • Je… je l’ai pas retrouvée non plus, je crois qu’elle a disparu. Tu crois que, enfin, qu’elle aurait pu partir de l’immeuble sans nous le dire ? hasarda-t-il en prenant la main de la jeune femme et l’écartant un brin du bord.
  • Arrête tout de suite, Luke.

Elle se détacha de lui et se rapprocha encore plus dangereusement du vide. « Arrête ça et arrête de constamment vouloir chercher Kellia… c’est comme chercher toutes celles que t’auras de toute manière jamais, ou que t’as gâchées par tes choix. Alors arrête tout, parce que l’heure n’est plus à ça » acheva April en, d’un geste qui paraissait pourtant si délicat, dirigeant le visage du jeune homme vers les rues aux pieds de l’immeuble.

Vers le corps de Kellia, venu s’écraser sur le trottoir après une chute interminable.

« Que – me dis pas qu’elle a sauté ! » s’écria Luke, plein de mouvements de panique, n’osant qu’à peine reposer ses yeux sur la tache au sol ; sur une autre de ces innombrables fourmis qu’il observait chaque matin mais qui cette fois-ci pourtant, paraissait si différente.

« Non, elle pas sauté, mon coeur. Je l’ai juste poussée. »

Une légère perle de nuage, chuta lentement dans le son du silence et vint s’échouer sur le toit. Et pourtant une goutte de pluie colérique, qui seconde après seconde fut rejointe par les autres filets de pluie tombant un à un de la masse grise ; fruit de la renaissante toute puissante colère de dieu le Ciel.

« Qu’est-ce que t’as dit ? » répéta Luke en sentant soudainement le métal de l’arme contre le bas de son dos. Je l’avoue maman, c’est moi qui ai cassé le vase.

  • Je l’ai poussée tout comme dans quelques instants tu ferras un pas dans le vide et ira t’écraser au sol. continua April d’une voix qui prenait sans cesse un peu plus des teintes horrifiques.
  • Pourquoi t’as fait ça ? Qu’est-ce qui va pas chez-toi bordel de merde ? Tu supportes pas d’avoir une autre femme à tes côtés ? T’es jalouse ? Tu veux que moi aussi je te balance dans le vide comme une pute, C’EST ÇA ?

Et l’averse devint tempête ; et la rage devint fureur. D’un geste net et chirurgical, Luke se saisit de l’arme et la colla violement contre la tempe d’April, l’enfonçant, tant l’immuable haine avait enlevé en lui toute mesure de ses gestes ou de ses pensées.

Qu’est-ce que t’attends ?

L’ex-prostituée le regarda alors de ses profonds yeux verts et élevant la voix telle une feuille soulevée par l’ouragan, elle lui cracha à la figure un violent « Non ? Tu veux pas me tuer ? Tire ! », serrant la main de Luke contre la crosse de l’arme comme si son prochain geste serait de lui faire faire feu.

« Ah ha… tu tireras jamais, parce que t’aimes encore Lisa, plus que tout. »

Comme soudainement chigné de la dernière phrase d’April, le jeune homme baissa le canon de son arme une fraction de secondes. « Je vois pas le rapport » insista-t-il, avant de plaquer de plus belle le pistolet contre la joue de la jeune femme qui se contenta de le questionner simplement en un « Et pour quelle raison tu crois que t’es ici ? » duquel ne transparaissait aucune colère, mais presque de la tristesse.

« À cause de l’inondation, qu’est-ce que tu crois ? » acheva Luke en effleurant la gâchette.

« L’inondation » répéta April, en se décalant encore un peu plus vers le bord. « Mais l’inondation elle était dans ta tête ! Kellia était dans ta tête, je le suis, tu l’es, tout ça, tout ce qui s’est passé. La seule unique et putain de raison qui fait que t’es là, mon amour, c’est le train. »

Le train de vie.

April tendit ses bras et posa ses mains sur les joues de Luke, pour distraire son attention de la larme tombée de ses yeux et venue glisser sur le canon de l’arme plaqué à son visage.

« Quand tu te réveilleras tu auras juste un choix à faire » déclara-t-elle ensuite, emplie de ses propres pleurs qui mettaient Luke dans le plus profond des malaises — ce sentiment d’avoir réussi à faire pleurer une personne qui n’existait sans doute même pas ailleurs que dans ses souvenirs et sa propre tête ; toucher le fond pour ensuite descendre un peu plus bas.

« …quel choix ? » s’arrêta alors Luke, sentant ses pieds chanceler sur le rebord du toit qu’il semblait ne plus sentir chaque instant un peu plus ; prenant conscience après chaque mot prononcé de l’irréel de la situation et de ce à quoi tout ça rimait.

Juste, se confronter à lui-même.

« Mais de quoi tu crois que je parle ? Le seul choix qui compte ! » continua alors April, sur qui la menace de l’arme semblait s’en être allée. Ne restait que ses larmes touchant une à une le sol comme un compte à rebours. Lui donnant des difficultés à achever sa phrase.

  • Tu crois que je sais pas que tu comptais jamais venir à la gare et prendre le train ? Avec moi ? Que tu comptais fuir comme tu l’as fait avec Kellia ? T’es plus un gosse maintenant, qu’est-ce que tu crois à la fin !
  • Je… April –
  • Arrête de m’appeler April, mon amour. Et regarde.

La jeune femme ne cessa de fixer la silhouette de Luke profondément troublée qui tanguait près du bord, et d’un geste assuré elle lui saisit le regard et le fit se tourner vers le vide profond.

« Regarde attentivement ce vide, écoute-moi, et écoute-moi bien. Si quelque part en toi tous ces choix ratés que t’as fait t’ont pas suffit et bien ok ! Appuie sur la gâchette comme tu fuirais une nouvelle fois la réalité et tes responsabilités ; appuie pour ne jamais venir à la gare et m’effacer définitivement de ta vie »

Mais si tu m’aimes, alors saute, et répare ta connerie.

Je t’en supplie.

Le temps.

La seule et unique chose que toute sa vie l’on ne peut que combattre, arme de faveur de la Dame Noire qui d’une main blanche quit notre corps mort et l’emporte au loin.

Le temps de se dire « Je t’aime » ou « Je veux faire ma vie avec toi ».

Le temps qui semble si grand lorsque perpétuellement on remet les choses du jour même au lendemain, puis au surlendemain ; avant de voir notre mort arriver et nous contempler assis sur la colline des choses inachevées.

Le temps de quitter ses pensées pour revenir au monde réel.

Le temps restant avant que le corps de Luke ne touche le sol ; cinq secondes, une éternité.

Une.

Deux.

Trois.

21

Quatre comme les pieds d’un lit posé sur le parquet de la petite chambre d’appartement, dont le silence était à peine bercé par la musique de la fête provenant du salon deux pièces plus loin ; des invités entourant Stan comme une foule liquide.

Et non loin, allongée sur le matelas dudit petit lit de chambre, Lisa profondément endormie – dans ses rêves enfouie. Prête à prendre le train dans quelques heures, avec un amour fait homme, et jeter au feu les placards et leurs cadavres. Oui, la chute influençait peut-être sa vision des choses, mais le souvenir de Lisa endormie restait très clair aux yeux de Luke : une fille sublime qui même dans son sommeil gardait ce sourire immuable ancré sur son fin visage.

C’est ce soir-là qu’il entra d’un pas lent dans la chambre elle aussi endormie, et vint s’asseoir sur la chaise calée près de la table de chevet.

  • Luke ? hasarda Lisa en ouvrant lentement les yeux, réveillée par la main délicate qu’il passait sur elle.
  • Chut, reste calme, rendors-toi. murmura-t-il alors, dans le souci de ne pas déranger ce sommeil en velours dans lequel elle semblait être plongée.

« Chéri… » acheva-t-elle en se relevant brusquement, « Luke …j’ai peur »

  • Peur de quoi ?
  • Mais je sais pas… ça fait tellement longtemps maintenant que j’attends qu’ils te donnent enfin l’héritage de ta mère, qu’on puisse partir enfin loin de tout ça et se refaire une vie rien qu’à nous… je…
  • Hey, c’est rien, c’est normal. la coupa-t-il en effleurant la peau des bras frissonnants de la jeune femme.

Lisa se tut, se contentant de relever un léger sourire.

Il posa un baiser sur sa joue et se leva de la chaise en tournant son regard vers la porte d’entrée de la chambre, où de l’autre côté Stan s’en donnait à cœur joie avec ses amis et célébrait la fin de l’année, bonheur suspendu aux lèvres. Alors qu’ici…

« Qu’est-ce que tu ferrais si je décidais de pas venir avec toi, Lisa ? »

Il y eut comme un son de bris de vitre dans l’esprit de la jeune femme ; quelque chose qui la fit se lever du lit brusquement pour s’approcher de Luke qui lui faisait dos.

  • Comment ça pas venir ? Qu’est-ce que tu cherches à me dire ?
  • Rien ! Rien, calme-toi, c’était juste une question ma puce… la rassura-t-il hypocritement.
  • Ta mère te manque tant que ça ? demanda Lisa en aveugle.
  • …Je, en fait ouais. J’ai un peu l’impression de déménager et de laisser mes souvenirs d’elle sur place.

Et vinrent enfin les mots que Luke avait redoutés toute sa vie depuis Kellia ; paroles terrifiantes dont les deux têtes ne lui évoquaient rien d’autre que celles de Charybde et Sylla… Mot pour mot, à peine sortis de la bouche de Lisa : « Je te demande juste de faire un choix dans ta vie Luke, partir avec moi et faire notre vie à nous, ou rester ici et continuer la tienne sans moi ».

Il resta immobile un bref instant, puis se retourna vers Lisa qu’il embrassa alors – « comme si les mots ne suffisaient plus ». Et ce « oui » muet tendu du bout des lèvres suffit à rassurer au plus profond de son cœur la jeune femme qui se rassit sur le lit en silence.

Tu veux pas aller me chercher un verre d’eau, mon cœur ?

Il se dirigea vers la discrète porte de la chambre qui menait à la petite salle de bain juxtaposée, et resta à regarder le verre qu’il venait de remplir d’eau. Pour qu’enfin sans trop mesurer le poids du geste que fit sa main, il laisse tomber le cachet de somnifère de sa paume droite, restant à fixer les bulles remonter jusqu’à ce que la douce voix de Lisa provenant de la chambre lance à son attention : « Tu viens ? ».

Oui, j’arrive.

La jeune femme but le verre sans trop le regarder, yeux posés sur son ticket de train posé en évidence sur la table de chevet, ou sur les affaires qu’elle était venue chercher ici et avait rassemblées à ses pieds dans une valise rouge sombre.

Paraît-il que les gens comprennent mieux les choses lorsqu’on leur parle dans leur sommeil ; lorsque d’une voix hésitante telle celle de Luke, on s’assoit près de sa bien-aimée profondément endormie pour lui murmurer enfin quelques mots cruciaux trop durs à dire en face.

« Je… je viendrai pas avec toi demain, Lisa… je suis désolé. »

Même les pas que Luke fit pour sortir de la chambre semblaient pleurer.

22

Cinq comme les cinq heures du matin d’une nuit noire de décembre.

À peine éclairé par la lueur de la lune, Luke baissa les yeux vers Lisa allongée sur le trottoir de White Avenue. Peut-être le clocher sonnant au loin ces heures du matin l’avait-il distrait ? Non, jamais ; il resta immobile quelques légères secondes, agenouillé sur son amour, et murmura « April » comme une manière abstraite de s’assurer qu’il avait bel et bien quitté le monde de ses propres songes.

« Je peux savoir que tu fais ? » s’amusa Lisa en regardant son fiancé penché sur elle. Il ne sût trop quoi répondre ; la suite des choses se voyait comme un iceberg : le seul bon et unique choix à faire et pour lequel il avait accepté de sauter, c’était tout simplement de faire un pas en avant. Prendre son courage à deux mains et oser murmurer « J’ai quelque chose à ta dire, Lisa » en la relevant d’une main. « Qu’est-ce qu’il y a ? » s’inquiéta-t-elle en mettant ses bras autour de la taille du jeune homme.

Arrête de m’appeler April.

  • Tout va bien, je voulais juste te… te parler à propos du train, tout ça.
  • Oui et bien ? Y a un truc qui va pas ?

Tout deux marquèrent une pause dans la discussion comme si quelque part Lisa redoutait ce qu’il comptait lui dire. Ça, ou tout simplement l’avait toujours su sans jamais oser lui poser la vraie question :

« …Tu viendras avec moi, hein ? Tu me l’as promis, Luke. »

Tu peux pas juste faire des promesses aux gens.Ça marche pas comme ça.Eh… alors quoi ?

« …Je te l’ai promis et je te le promets » répondit alors enfin Luke en plongeant son regard dans celui de la fille qu’au fond de lui il savait qu’il ne quitterait jamais – non, pas après l’avoir perdue une première fois dans quelque combat intérieur... Et la manière dont il avait aimé April ne pouvait que renforcer ce ressentiment… celui d’être enfin aux côtés de la bonne personne.

Lisa resta dans ses bras sans l’embrasser ou ne dire quoi que ce soit, juste un regard qui se suffisait à lui-même. « À demain alors » acheva-t-elle en s’écartant de lui et baissant une main vers sa valise rouge tombée au sol.

« Oui, voilà »

Pas après pas les deux silhouettes s’écartèrent l’une de l’autre, et reprirent leur chemin, en silence.

Comme si jamais rien n’était arrivé.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Huitième jour.

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Le Huitième Jour

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Le Huitième Jour

Published 13 years ago
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« Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer ; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher »

Baudelaire - L'Albatros -- Les Fleurs du Mal

0

C’est sans crainte qu’elle marchait dans les rues, ce soir-là. Sans se soucier de rien, mais simplement en réfléchissant à la journée qui venait de s’achever ; à la nuit apaisante qu’elle allait passer, ressassant ces souvenirs qu’elle avait construits dans la journée. Cet amour ô combien parfait en rétrospective, calé entre deux pièces de ce puzzle qui semblait s’assembler à la perfection.

Les beaux quartiers de White Avenue étaient parcourus de cette brise froide qui balayait ses jambes apparentes. Entre ses bras, des affaires qu’elle tenait serrées fermement. De temps à autre, elle jetait des regards furtifs derrière elle. Car non, elle n’était pas confiante… aurait-elle dû ? Seule à marcher dans une rue quasi-silencieuse – aux rares bruits rapides, sourds et espacés – en plein cœur d’une nuit d’encre ?

Elle n’aurait pas dû faire la fête jusque des heures si tardives, diable, quelle stupide idée c’était en y repensant. Des heures à rire, boire, danser – jusqu’à en avoir mal à la tête. Regarder le monde flou, lent, usé et désabusé par les flots d’alcool. Pour enfin, s’évanouir aux pieds des gens ; sans que l’un d’eux ne s’en rende même compte.

Se réveiller dans une chambre vide, sur un lit aux lattes fragiles, avec la désagréable impression que le cauchemar qui ne venait que de s’achever en fondu vers le monde réel n’en était peut-être pas un.

Cette fête à la con était vraiment une idée stupide, elle en avait la profonde certitude. Oui, sans doute aurait-elle dû juste prendre ses affaires, et repartir. Répondre un « non » catégorique quand d’un sourire cornu on lui proposa gentiment « Mais reste, Lisa, allez ».

Oh, peu importe, car à la fin de la journée la jeune fille retrouverait son amour qui l’attendrait patiemment à la gare. Quelques heures de train pour enfin embrasser la liberté et quitter les rues exiguës de cette petite ville, ou ces habitations dressées en ligne avec une malsaine exactitude.

Lisa tourna à droite, pour n’être plus qu’à deux rues de chez-elle. Devant ses yeux se dressaient les maisons paisibles et rayonnantes de chaleur humaine, toutes alignées avec précision comme une armée au garde-à-vous qui veillerait sur les rues de ses yeux de verre.

Sourire aux lèvres, la jeune fille repensa une dernière fois à son amour et oublia la nuit qui minute après minute s’écoulait dans les silencieuses heures du petit matin. Elle ne se souciait plus de rien ; ni du vent dans les arbres, des gens fermant leurs volets, ou de ces bruits étouffés à sa droite.

Et, l’attention détournée vers le chien trottant sur le trottoir opposé, elle ne se soucia pas non plus de ces bras se refermant sur elle et la jetant sur le sol glacial.

Étrangement, elle ne cria ou ne se débattit pas. Elle se contenta de ressentir au plus profond de sa chair les mains de la silhouette se resserrer d’un cran supplémentaire. Les uns après les autres, Lisa décrispa ses muscles. Tout était fini de toute façon : les maisons cachaient leur lâcheté derrière leurs paupières de bois, niant ce qui se passait deux mètres sous leur nez.

Un bref instant, l’indicible ombre s’arrêta. À peine éclairé par la lueur de la lune, l’agresseur desserra ses mains de cette gorge tremblante comme marquée au fer rouge. Peut-être le clocher sonnant au loin cinq heures du matin l’avait-il distrait ? Non, jamais ; il resta immobile quelques légères secondes, prononça silencieusement « April » et enfonça le bout de ses doigts dans les cheveux de la jeune fille au sol. Yeux froncés, saisit la tête, et la frappa sur le bitume jusqu’à ce qu’un craquement rompe le silence de la rue.

Craquement de plastique ; telle une bouteille que l’on avait compressée à l’extrême, Lisa se vida peu à peu de sa conscience sur le trottoir.

Les heures passèrent les unes après les autres, et tout près, une maison ouvrit délicatement ses yeux – encore trop endormie pour discerner l’ange à terre.

« Jetée violemment du paradis ; bien trop peu pour descendre aux enfers. »

Il y eut un soir, il y eut un matin.

1

Lèvres humides et tendues, il reposa la tasse sur la table en laissant passer un petit rire. Puis se coupa lui-même, et tenta de paraître sérieux quelques instants. Eh… il va falloir lui dire.

La mignonne jeune fille fit un mouvement brusque du cou, sans doute pour se remettre en place la nuque qui criait de douleur parce qu’elle n’avait quitté des yeux ce jeune homme depuis leur arrivée dans ce bar de coin de rue, vers onze heures du soir. Elle tendit les paupières pour ne pas qu’elles se ferment machinalement, puis posa la tête dans le creux de ses bras étendus sur la table.

Sans dire mot, l’homme assis en face d’elle resta quelques secondes à la regarder : elle semblait prête à s’endormir s’ils n’auraient été que deux dans le bar. Mais s’y trouvaient ce policier qui lisait la même page du journal depuis près d’une demi-heure – sans doute endormi dessus – ce mec étrange qui les fixait sans bouger, et ces deux gars qui se foutaient sur la gueule pour une tache sur un costume.

…Elle était vraiment magnifique, c’était indéniable. Le jeune homme posa une main sur elle et la caressa doucement, comme pour la bercer.

  • Lisa, hé, ouvre les yeux. Mon cœur ? entama-t-il d’une voix paisible.
  • Hm ? suivit la jeune femme, comme si on la sortait d’un court sommeil.
  • C’est… c’est pour demain.

Elle se redressa sur son fauteuil sans quitter du regard son bien-aimé. La bouche s’ouvrant et se fermant sans que n’en sorte quoi que ce soit. « T’en es sûr ? » ajouta-t-elle même d’un air sceptique. « Je veux dire… ils se sont enfin décidé à te le donner ? C’est enfin fini… ». L’homme ne sût trop quoi répondre tant il savait à quel point Lisa avait attendu ce moment.

  • Demain, à dix-huit heures précises. La gare à la sortie de la ville. Promets-moi que tu seras là, Lisa. Promets. finit-il par rétorquer.
  • Oh, Luke… chéri…

Elle s’arrêta pour sourire de côté et lui prit délicatement les mains en haussant un sourcil. « Je te suivrai jusqu’au bout, tu le sais ça ? Je t’aime chou. ». Luke déposa un doux baiser sur les lèvres un brin gercées de sa fiancée, et se leva du fauteuil en sortant un billet de dix de sa poche. Après un bref instant, Lisa se leva à son tour et vint s’accrocher à lui en posant tête sur son épaule.

« Tu m’ramènes à la maison, Luke ? Je suis claquée là, vraiment… ». Sans l’avouer, celui-ci parut gêné ; réfléchissant à une réponse pendant qu’ils sortaient du bar et que leurs pas commençaient à fouler peu à peu la mince couche de neige apposée sur les trottoirs de la ville.

  • Ma puce, je peux pas. Tu sais, je dois absolument y aller… tout mettre en ordre pour le départ. s’excusa-t-il tant bien que mal.
  • Hé, s’il te plait ! l’implora-t-elle.
  • Écoute, rentre plutôt à l’appartement et dors, c’est plus près. On s’voit demain ?
  • Chou ! Tu sais que mon frère fait une fête avec ses connards de potes. Et tu lui as laissé l’appart’ pour la soirée en plus, je te rappelle.
  • Oui, oui… merde. Eh, chérie, je peux pas te raccompagner jusque chez-toi. Vraiment désolé… t’as encore les clés de ta maison non ?

Lisa ferma les yeux et resta sans répondre, n’arrivant pas à faire sortir l’amertume qui semblait coincée au fond de sa gorge. « Oui, encore à mon porte-clé. Enfin j’espère. » murmura-t-elle d’une voix cassée, par le froid, et une pointe acérée de déception.

Sous une légère neige tombante, leurs deux silhouettes s’enlacèrent un instant, et partirent dans deux voies différentes.

« Hé, attends ! » s’exclama Lisa en volte-face, tendant les bras vers son amour. « Lance-moi quand même les clés de l’appart’. Je dois aller chercher deux trois affaires que j’y ai laissé, pour demain ».

Les clés s’envolèrent des mains de Luke et il reprit son chemin vers un endroit inconnu ou apparemment Lisa n’était pas invitée à l’y suivre. Lui faisant dos et s’en éloignant, la jeune femme s’enfonça dans cette sombre nuit de décembre ; s’apprêtant à aller fouler pour la dernière fois le sol de White Avenue.

2

Tels de frêles animaux sous le joug d’un fusil, les écrans restaient statiques. Les yeux de Luke passaient de l’un à l’autre sans que rien ne se passe : rien sur le parking, rien dans le hall, rien dans les étages. Payé à surveiller ce qui n’arrivait et n’arriverait jamais… Et son portable posé sur le recoin d’une table, affichant encore et désespérément le numéro d’une Lisa qui étrangement, s’obstinait à ne pas répondre.

La bouche de Luke s’ouvrit en grand pour laisser passer un long bâillement, pendant qu’il enlevait sa veste de gardien et levait les yeux vers l’horloge. À peine six heures, et pourtant déjà les premiers employés acharnés arrivaient et emplissaient la tour Kempski – se précipitant dans leurs boites de murs en carton pour s’enchaîner mentalement à leurs chaises de bureaux.

D’un geste harmonieux il tira sur sa cigarette, en recracha une légère volute de fumée et l’écrasa dans le cendrier violet pour l’y laisser s’éteindre. Puis lassé d’être immobile il se leva de son fauteuil et poussa la porte de l’issue de secours qui menait directement sur le toit de l’immeuble ; et foulant le gravier qui le recouvrait, il s’assit en tailleur près du vide. Juste faire une pause, et regarder ces petites fourmis qui allaient et venaient dans les rues. Là, du plus haut bâtiment de cette forêt de béton, poutres, boulons ou acier. Ces taches rouges, grises ou bleues qui s’entassaient partout par terre, s’engouffraient dans les maisons et les voitures sans se poser de questions.

Sans nul doute, c’était une vue imprenable, unique… c’était avec de profonds regrets que Luke la quitterait, elle et ses habitudes : monter ici tôt le matin et regarder le soleil se lever, en souriant simplement. Et quitter tout ça pour quoi ? Partir et laisser sur place ses souvenirs et son vécu… s’il y avait une terrible qualité que Luke n’avait jamais pu cacher ou contenir, c’était sa profonde difficulté à faire le moindre choix ou à prendre une quelconque décision importante. Et celle de partir avec Lisa se dessinait comme une montagne insurmontable.

N’y a-t-il pas pire peur que celle du lendemain lorsque l’on en est l’unique maître.

Le train serait à dix-huit heures, et sa démission en fin de matinée. Il aurait certes pu quitter son travail bien avant, oui ; mais il tenait à voir l’orange du ciel une ultime fois, ici.

Avant d’être obligé de reposer les pieds sur terre.

3

« On a fait du plus vite qu’on a pu »

Lèvres humides et tendues, Luke reposa le verre d’alcool sur la table, d’un discret rire nerveux. Ce petit rire forcé qui sous-entend « Oh, putain ». En face de lui, l’un des deux inspecteurs fronça les sourcils d’inquiétude ; non confiant, ou douteux.

« Ça va bien, ça va bien » lâcha Luke en reprenant son souffle, faisant mine d’une réelle conviction en ce qu’il venait de dire. Mais aurait-il vraiment pu se sentir bien, à ce moment-là ?

Les deux policiers n’en parurent pourtant pas plus soulagés, ce qu’ils traduisirent par un regard furtif entre eux. Toujours est-il, dans un élan de courage, le plus petit des deux se décida à aller un peu plus loin que « Elle est morte, nous sommes désolés ».

Désolé de quoi, connard ? T’étais là peut-être ?

  • Nous l’avons retrouvée étendue sur le trottoir, morte. D’après nos spécialistes, elle s’est faite renverser par une voiture.
  • Vous avez retrouvé le chauffeur ? hasarda Luke avec inquiétude.

L’autre policier parut dans le doute, et regarda son coéquipier sans répondre. Et baissant les yeux vers le sol, ce dernier secoua la tête.

« Rien de concluant. Ne vous faites pas d’illusions » acheva-t-il alors. Luke le regardait et tentait de décrire le ton de sa voix, en vain. Un étrange mélange de doute, de condoléances ; et sans doute d’autres parfums qui donnait une teinte repoussante à la scène.

Les trois personnes assises dans le salon du jeune homme restèrent silencieuses, jusqu’à ce que l’un des deux policiers se décide à se lever du canapé. Son collègue ne tarda pas à en faire de même, et quelques secondes plus tard la porte se refermait derrière eux.

D’un soulagement comme rarement Luke en avait tâté, il s’écroula dans son canapé et soupira. Machinalement, sa main s’étendit vers le téléphone posé non loin et composa le premier numéro en mémoire.

Une certaine Lisa Ann Fauhston, paraîtrait-il.

Dehors, les deux inspecteurs restèrent debout devant l’immeuble sans rien dire.

« Hé, t’as vu ? » lança le premier en prenant place dans la voiture de police, laissant s’écouler quelques secondes de suspens comme intensifiées par le claquement des portières.

« Il a pas pleuré »

4

En une fraction de seconde, le silence qui régnait dans le salon renfermé par la nuit avait été rompu sans remords. Passèrent quelques instants, et l’énervante sonnette d’entrée retentit une seconde fois.

Se frottant mécaniquement la tête, Luke se leva du canapé et se dirigea vers la porte de l’appartement, d’un pas lent et hésitant. Elle dévoila un jeune homme en t-shirt blanc et jean ; visage aussi meurtri que s’il venait de fixer la mort dans les yeux. Celui-ci resta muet, sans doute encore en état de choc.

« Luke… je viens d’apprendre la mort de ma sœur, et... »

Assis l’un en face de l’autre, ils restèrent un long moment à fixer la table en verre qui s’intercalait entre eux. Elle et leurs reflets qu’étrangement ils n’arrivaient pas à regarder en face ; comme si dans le fond ils avaient une part de responsabilité dans la mort de la jeune femme.

Ne sachant par quoi ou par où commencer, le frère de Lisa finit par donner le premier coup en finesse.

« Elle est passée ici. Hier, pendant la fête, tu sais. »

Luke détourna laborieusement son regard de cette Lisa – figée sur papier photo – qu’il plaça dans sa poche droite, et acquiesça lentement.

  • Elle est restée un peu, quelques heures. continua le frère de la défunte.
  • Ah oui ? s’étonna Luke en se redressant légèrement.
  • Je sais pas… jusque quatre ou cinq heures. Vers là.

Sans ne rien ajouter d’autre, le frère se mordit la lèvre inférieure et regarda ailleurs. Tournant indéfiniment autour du pot… au bord de l’annonce d’une mauvaise nouvelle, d’un mauvais présage ; ou simplement de quelque chose de dur à annoncer, et de terrible à entendre.

« Stan ? » répéta Luke, jusqu’à ce que celui-ci daigne se retourner et le regarder en face – avec des yeux humides tels ceux d’un enfant qui aurait cassé quelque chose d’inestimable. Luke fronça peu à peu les sourcils, pendant que les mots « Stan, que s’est-il passé hier ? » ressortaient une nouvelle fois de sa bouche tordue en une expression d’inquiétude.

« Je voulais pas… » répondit celui-ci tout simplement, du bas de sa voix chancelante, « vraiment. »

Battement par battement, Luke sentit au fond de lui son cœur s’accélérer ; se calant lentement dans son fauteuil pendant que ses mains s’y agrippaient machinalement. En face de lui, Stan balbutiait des mots qu’il n’osait entendre, et dont seules des bribes parvenaient à ses oreilles.

« Elle avait trop bu, elle s’était évanouie… Elle a jamais trop supporté l’alcool tu sais, elle en buvait juste parce que nous on le faisait. » Stan s’interrompit et tenta de sourire, pour dédramatiser tant bien que mal ; mais les larmes qui tombaient une à une sur la moquette du salon faisaient chavirer la balance en sa défaveur. C’est à peine s’il osa monter le regard, préférant laisser les mots s’écouler d’eux-mêmes de sa bouche tremblante, avant qu’il ne le regrette à jamais.

  • Je suis allé dans la chambre où elle dormait, et… dans son lit…
  • Et après Stan ? Après ?! le pressa Luke, étranglé par la crainte – ses mains agrippées au col du frère comme un aimant violent.
  • Mais merde quoi ! Mais je voulais pas… j’étais plus bourré que jamais Luke et, et c’est à peine si je me suis rendu compte que –

« Que c’était à elle que je faisais l’amour. »

La nouvelle tomba comme une bombe sur Hiroshima ; tuant femmes, enfants, et bonnes consciences.

Stan enfonça sa tête dans la paume de ses mains, pour cacher ses yeux brillants et sa honte incommensurable qui se recouvraient peu à peu de larmes salées.

« Mon Dieu… »

« J’ai pas fait exprès, mais après, je l’ai saignée comme une pute et jetée sur un trottoir ! Muah ha ha ! »

Luke détourna les yeux dans ce court instant de silence, repoussant cette voix malsaine qui le narguait de mots abjectes… mais qui pourtant sonnaient si vrais. « Tu l’as tuée, Stan ? » hasarda-t-il alors, en prenant une légère inspiration. À ces mots, le frère se redressa sèchement du fauteuil pour crier un « Non ! » maladroit.

  • Jamais ! Jamais j’aurais levé le doigt sur ma petite sœur, et tu le sais !
  • Tu viens de me dire que tu l’as violée, oui ou merde ? s’insurgea Luke en levant les bras.
  • Mais c’était différent ! protesta alors Stan en pleurs.

Sur l’instant, Luke eut presque pitié de cet homme à bout de nerfs, désorienté au possible ; agitant chaotiquement ses mains dans sa tignasse blonde. « En quoi ? » murmura-t-il alors, comme un coup qui achèverait la bête agonisante à ses pieds. Puis ainsi mot par mot, il laissa d’une douce fureur sortir la seule question à laquelle il cherchait une réponse.

« Stan, es-tu sûr de ne pas avoir fait de mal à Lisa ? » insista-t-il.

Vraiment sûr ?

« Je… non. »

Englouti dans une couverture de terreur, Stan n’osait plus bouger. Il se contentait de fixer Luke de ses yeux tremblant dans leurs orbites. En tête, ce qu’il avait fait, et ce qu’il allait faire. Rien n’est plus pareil après un meurtre ; on change, pour s’adapter – devenir un homme prêt et paré à tout.

Tout, sauf peut-être aux mains de Luke se jetant sur lui, et le frappant encore et encore avec rage.

Comme il étoufferait la voix gênante de quelques remords, et tournerait la page.

5

Bâillement.

Je suis comme le roi d’un pays pluvieux.

Lassée, l’enseignante passa sa main sur son visage crispé et frotta avec peine ses yeux rouges battant des cils aléatoirement. Étrangement, elle ne reprit qu’à peine conscience qu’il existait un monde en dehors de ces innombrables copies à corriger.

Son regard flou se dirigea vers la vieille pendule dressée dans son dos comme une silhouette de mauvais augure, écoutant l’hypnotisant bruit de balancement. Cinq heures du mat’ – à peine dimanche et déjà Kellia avait hâte du samedi. Diable, ce n’était vraiment plus la même chose depuis que son fiancé l’avait délaissée à sa vie monotone. « Mon ange », osait-il l’appeler à l’époque…

Moi à qui on avait toujours dit que les anges ne côtoyaient pas les démons.

Kellia reposa son stylo rouge et se leva de l’inconfortable chaise en bois qui lui servait désormais de seul et unique compagnon pour traverser l’hiver et ses tourments glaciaux. Avec quelques vertiges, la femme se dirigea vers la fenêtre de son appartement, habitât malsain qu’elle se prenait parfois à appeler « Mon chez eux », parce que non, on ne s’y sentait pas à la maison.

Dehors les rues avaient prises de sombres teintes, noyées dans les ténèbres de la nuit.

Noires ; comme si le néant avait fait halte en bas de chez-elle. De rares badauds étaient pourtant là, venus voir pourquoi tous les lampadaires de leur petite rue avaient claqué au même moment – et ne trouvant sans doute aucune réponse. Les gens parlaient, mais ne se voyaient pas ; restaient stoïques à regarder les lampadaires, pupilles ouvertes en grand, mains sur taille. Les yeux écarquillés pour tenter d’apercevoir quelque chose, en vain.

Quand les lampadaires en chœur se rallumèrent – séparèrent les ténèbres de leur brusque lumière – tous braquèrent leurs bras par-dessus leurs yeux brûlés, l’espace d’un instant éphémère.

Et la rue reprit peu à peu ses teintes naturelles, éclairées d’une lumière qui semblait nouvelle.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Premier jour.

6

La pelle teintée de l’orange du crépuscule donna un nouveau coup sur le tas de terre fraîchement remuée. En une pointe de douleur, Luke tenta d’étirer ses bras dans toutes les positions possibles ; mais aucune ne fit disparaître les terribles élancements de son épaule, sa nuque ou son dos. Par saccades, ses mains vidées de toute force lâchèrent la pelle sur la tombe de fortune d’un violeur d’un soir, qu’on appelait jadis —

Repose en paix… Stan.

Semblant chuter en arrière, « l’assassin malgré lui » fit quelques pas à reculons et s’affala sur le capot froid de sa voiture rouge sombre — allongé à fixer le firmament qui apparaissait en fondu sur ce ciel pourpre.

« Rien n’est plus pareil après un meurtre »

Par de longues phrases lancinantes de par leur lourde vérité, Luke fit le point et le calme dans son esprit.

Qu’avait-il fait, qu’allait-il faire.

Comment devait-il réagir à cette existence qui se défilait et se dérobait en d’innombrables pièces sous ses pieds. Dire qu’il y a quelques heures de cela, c’était à peine s’il se sentait capable de faire ce que son subconscient l’avait poussé à commettre ; et pourtant.

La nuit tomba peut-être plus vite qu’elle ne l’aurait dû. Assombrissant grade par grade cette malsaine scène d’un tueur et sa victime dont les paroles s’étaient tues et avaient laissé place à de longues réflexions, bercées par le bruit du vent qui s’engouffraient dans leurs pensées.

Sans dire mot, silencieux, muet ; Luke releva les yeux vers ces milliers de points scintillants que par manque d’autre mot sous la main, il appela sobrement « Ciel ».

Ciel.

Pardonne-moi car j’ai fait le mal.

Ô, ciel ; pardonne-moi comme j’ai pardonné.

Luke ferma les yeux sur les remords affamés qui dévoraient la chair de son esprit ; mais aussi pour cacher cette vision maléfique de Stan qui le hantait en surimpression. Une image froide d’un cadavre à terre et pourtant sourire aux lèvres : sans doute enfin apaisé de si nombreuses souffrances et tourments que Luke ne commençait qu’à ressentir.

Comme le lourd tribut à payer pour avoir refusé de « la » raccompagner, le soir où c’est arrivé.

Lisa.

Pardonne-moi –

La montre tombée et enfouie dans les mauvaises herbes de ce coin de campagne reculé bipa une nouvelle heure discrètement – étouffée par la boue naissante qui la recouvrait sans crier gare. Déjà cinq heures. Luke avait dû s’assoupir plus longtemps que prévu, pour n’être réveillé que maintenant par ce ciel crachant soudainement une pluie dantesque.

Se rendant compte que ses vêtements pesaient de plus en plus — alourdis par cette averse frappant violement le métal de la voiture — Luke se releva et monta dans celle-ci en catastrophe. Chaque goutte qui fouettait le pare-brise ne semblait qu’être reflet de la colère du jeune homme, s’abattant sur lui-même. Et non loin déjà, l’eau du lac montait à pas de fourmi pour déborder et obéir à cette toute puissante colère : la colère de Ciel.

Le jeune homme tourna la clé de contact sans plus tarder, encore et encore jusqu’à ce que la vieille voiture daigne démarrer, puis partit aussi loin qu’il le put.

Aussi loin que Ciel le permettra.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Deuxième jour.

7

Quand la pluie étalant ses immenses traînées

D’une vaste prison imite les barreaux.

Le silence avait été rompu, brisé et montré du doigt comme un mauvais souvenir. Il avait laissé place au son de cette pluie torrentielle qui bombardait la ville de ses milliards de gouttes percutantes. Plus violente qu’une lourde grêle, plus grondante que tout le reste ; elle avait empli l’air de ce puissant bruit de mitraillette incessant tant qu’intarissable.

Et au milieu, ne se percevaient que quelques mots rares et devinés.

« Non »

Gênée, elle tenta de sortir quelques secondes ses jambes de l’eau sale qui l’englobait jusqu’à mi-cuisses.

« Je vous en prie ! » supplia-t-elle en se secouant nerveusement pour faire partir ces ennuyantes gouttes qui s’écoulaient sur sa peau blême — recouverte de ces vêtements qui avaient pris une teinte foncée, gorgés de la masse d’eau crasseuse qui s’y infiltrait au fil des secondes.

  • Mais, je peux plus faire marche arrière, bordel de merde ! rajouta la femme.
  • Ça, fallait y penser avant de venir jusqu’ici, madame. lâcha le policier, tenant debout avec peine devant sa ligne d’urgence rouge et blanche, ballottée par le vent violent.
  • Puisque je vous dis que je travaille juste là, derrière vous, laissez-moi au moins passer !

Le policier se tourna brièvement vers l’immense tour semblant toucher le ciel et dominer la ville, puis se retourna vers la femme en tailleur, les cheveux venus se plaquer sur son visage. Que lui répondre ? Qu’il n’y avait pas lieu de travailler aujourd’hui ; ou qu’elle était bien une des rares personnes a être restée en ville depuis le début de l’inondation, les messages radios disant de partir au plus vite, et les barrages dans les rues ?

Peut-être qu’aucune des deux solutions n’était valable, après tout. Toutes les valeurs semblaient si différentes désormais qu’il n’était pas même sûr que la notion de travail ait une place à se faire ici.

« Vous voyez, c’est ma carte » fit la femme en sortant un bout de carton de sa poche, imbibée d’eau et dont seuls les mots « Eva Kempski » étaient lisibles. « C’est MA tour, MON immeuble, j’y rentre SI je veux. Vous comprenez ça, petite merde en costume ? ».

Ne lui venait même pas à l’idée de répondre, à ses insultes ou ses grands gestes offensants ; voire à ce que diable elle tentait de lui faire comprendre.

Il était ailleurs. Son regard s’était peu à peu détourné sur les petits détails qui constituaient cette joyeuse mise en scène : le niveau de l’eau qui semblait monter à vu d’œil, le ciel colérique et ses couleurs apocalyptiques, ou le corps inerte de cet enfant qui flottait et suivait simplement le cours de l’eau.

« Pas aujourd’hui. » rétorqua alors le policier avec flegme. Et avant même qu’elle n’ose rajouter quoi que ce soit, il prit les devants : « Écoutez. Cette ville est complètement inondée, partout, j’suis sérieux… et j’ai ordre de faire passer personne par ici. Et c’est pas contre vous, madame. »

Vous devriez rentrer chez-vous, vraiment.

Même au milieu de cette pluie de balles naturelles, un silence parvint à se caler entre deux sièges.

Eva baissa la tête, et avec peine et pleine déception, s’éloigna dans l’eau boueuse qui emplissait les rues de la ville désertée par ses fidèles. En un léger soupir, elle jeta un dernier regard vers sa tour majestueuse dressée en évidence au-dessus des autres bâtiments pour symboliser le parachèvement de toute une vie.

Levez les yeux, et voyez la grandeur de ma réussite.

« Et maintenant voyez ce qu’il en reste » murmura Eva, en tête le souvenir de sa maison arrachée par les eaux ou sa réussite sombrant dans les obscures abîmes du déluge.

Telle enfermée dans une vaste prison — plus d’endroit où aller, voire, plus rien. Eva, n’était désormais qu’une autre perle de pluie parmi les autres ; ne valant ni plus ni moins. Semence de sa lignée oubliée, porteuse du fruit de son succès enfoui quelque part dans les mers venues recouvrir la ville.

La pluie continua incessamment de tomber, emportant tout sur son passage. La dignité, l’espoir, la compassion ; la vie d’une femme s’écroulant sous l’eau pour ne jamais refaire surface, gardant enfoncées au fond de ses mains les clés de la tour Kempski.

Deus Ex Machina.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Troisième jour.

8

Même si leurs pas s’enfonçaient dans la terre marécageuse, ils continuèrent de s’engouffrer dans la forêt profonde de cette nuit noire. Couteau dans une main, filet de scout dans l’autre.

« Eh… moi j’te dis qu’on est perdus… » se lamenta Peter une nouvelle fois.

Son grand frère resta à faire mine patibulaire, tirant un coup sec pour récupérer son filet qui s’était embourbé dans la terre meuble. « Allez, viens, on rentre ! » ajouta Peter en s’accrochant au bras de son frère.

  • Qu’on rentre au camp ? Les mains vides ? Et ils vont dire quoi les grands en nous voyant rentrer sans rien dans nos filets, hein ? s’insurgea l’adolescent, en jetant un regard assassin à son petit frère.

Peter baissa la tête sans rien dire, sachant la réponse mais n’osant la donner. « Mais, Franck, j’ai peur… » ajouta-t-il simplement, telle une solution à toutes les questions et inquiétudes que pouvait se poser son grand frère. Celui-ci fronça les sourcils méchamment, serrant les poings et ouvrant la bouche pour n’en sortir que des paroles violentes qui firent reculer Peter de deux pas : « Oh, et qui t’as forcé à t’inscrire chez les scouts d’abord ? T’as juste voulu faire pareil que moi, comme à chaque fois ! ».

Il ferma les yeux et reprit son souffle un instant.

« Tu sais quoi Peter ? Je commence à en avoir marre de toi, sérieusement. » lâcha Franck avant de cracher au sol comme il cracherait sa colère. Puis il s’assit au pied de l’arbre en détournant regard et sermonnant son frère : « On rentrera pas au camp tant qu’on l’aura pas attrapé, point barre », ce après quoi il fit siffler sarcastiquement sa langue avec mépris.

  • Mais comment on va la trouver sans boussole ? questionna Peter naïvement.
  • Mais merde qui l’a faite tomber dans la rivière cette pute de boussole ? QUI ? vociféra Franck en se levant brusquement, le doigt pointé sur son frère.

Peter recula et murmura un « J’ai pas fait exprès, Franck… » inaudible dans le bruit de l’averse qui s’amplifiait de plus en plus. Au loin, le tonnerre élança dans le noir de la nuit un cri menaçant, sonnant au son d’un avertissement.

À ce son, Peter leva la tête vers le ciel. Sans doute dans l’espérance d’un geste de quelqu’un, quelque part. « Et l’étoile polaire ? » questionna-t-il, sans trop espérer. La parole fauchée, Franck leva alors son regard au ciel obscur tapissé de milliards d’étoiles, veillant sur eux d’un œil unique, orienté vers le nord.

Les étoiles, elles éclairent la nuit et s’effacent à la venue de l’aube ; elles « sont » le jour et la nuit. Et elles peuvent vous indiquer mille et une choses. Doutez jamais d’elles, les gosses.

Par exemple —

« L’étoile polaire indique le nord, oubliez jamais ça. »

Franck se tut et s’engouffra profondément dans la pénombre de la forêt. Guidé par l’œil du ciel ouvert en grand pour leur murmurer un chemin de paix, qui mettrait fin aux tourments de la nuit. Sans savoir où il allait ; sans savoir où ils allaient, ils se contentèrent de suivre leur conseiller céleste.

Sans même se demander vers quoi celui-ci les guidait.

Bientôt les arbres se firent rares, laissant peu à peu place à cette plaine au cœur de la forêt. Silencieuse et déserte : apaisante comme une oasis en plein désert. Un idéal ou un rêve irréel ; sans boue ou vieilles branches au milieu du chemin, juste un vague terrain éclairé par la lumière de la lune. À bouts de nerfs, les deux frères s’engagèrent dans l’étendue déserte. « On s’arrête sur ce rocher » déclara Franck en y jetant ses affaires et en adressant un sec « Tu la fermes, tu poses ton cul sur ce rocher et tu attends. C’est là qu’il viendra, j’en suis sûr, point. » à son frère, comme s’il avait su à l’avance la réaction de celui-ci.

Peter resta silencieux, stoïque – se demandant si c’était vraiment son frère qui lui parlait, ou une sorte de copie maléfique ? Ou était-ce la lune, pleine ; éclairant la plaine de ses ondes malsaines ?

Silencieux, Franck se contenta de triturer son couteau, sans faire attention à la foudre frappant de plus en plus près. À peine conscient de la présence de son frère qui tentait de le raisonner malhabilement. Et ainsi Peter finit par détourner son regard du reflet de la lune sur la lame du couteau ; brillant et aiguisé comme le croc d’une terrible créature. « Franck… je crois pas qu’il y ait vraiment de loup à attraper ici, tu sais » déclara-t-il en haussant légèrement les sourcils, lassé – et soupira : « Ils avaient l’air de rire de nous… c’était peut-être une blague qu’ils ont voulu nous faire… non ? Franck ? ».

Presque instantanément, son frère bondit sur Peter et le frappa au visage avec fureur ; lui hurlant de tous ses poumons de la fermer et d’attendre comme il lui avait dit. Et après une brève pause, il élança à nouveau son poing fermé sur le visage crispé de son petit frère. Encore et encore jusqu’à ce que Peter daigne arrêter de hurler.

Ou jusqu’à ce que pour se couvrir de la ruée de coup, la jeune enfant se relève brusquement, et par accident —

Dans l’horrible crachat d’une gerbe de sang, Franck s’écroula au sol.

À l’entente de son râle d’agonie, le petit enfant debout près de lui n’osa ouvrir les yeux. Et doigt par doigt, il laissa tomber son couteau à terre – rougi par le sang frais de son frère mêlé à la pluie battante.

Ses jambes tombèrent lentement vers le sol, mettant à genoux la silhouette pleurante sentant le sang s’écouler sous lui. À sa gauche le corps mort de son frère, qui jamais ne se relèverait ; et à sa droite une lame scintillante à la lumière d’un nouvel éclair.

Lame qui de sa sombre aura semblait incessamment crier « ce » mot comme une vérité absolue et inévitable ; comme la douce mélodie du requiem de l’innocente enfance :

La Rédemption, Peter.

Celui-ci se ressaisit alors lentement du couteau dans sa main droite, tête baissée vers son uniforme duquel les mailles étaient chaque seconde un peu plus tâchées par le sang — autant que ce souvenir immuable s’infiltrait dans sa mémoire de scout, sa conscience et ses peurs intimes.

Tout comme un point à la fin de cette phrase, Peter acheva sa propre vie.

Seule une mort, aurait pu faire taire mes remords.

Fin.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Quatrième jour.

9

Luke décolla sa tête du volant.

Autour de lui et de sa voiture arrêtée sur le bas-côté, ne se trouvait que la campagne profonde et paisible sur laquelle la pluie avait cessé de battre. Non loin devant, le panneau indiquant la centaine de kilomètres avant la prochaine ville trônait seul entre quelques arbustes, se dégageant de la légère brume qui supplantait cette interminable et unique route.

D’un court lancer, le jeune homme jeta au loin la cigarette qu’il avait laissée brûler et s’éteindre dans une boite de conserve, jetant un dernier regard vers l’ocre de l’aube qui se levait au loin pour mettre un terme à la nuit. Comme une manière de dire « Adieu Peter, adieu Franck, c’est l’heure de reprendre la route ».

En tête le vague souvenir de ce cauchemar qui se dissipait peu à peu, Luke remit le contact.

10

Par à-coups, David quitta son profond sommeil — en chute libre de ce nuage paisible, plongeant à vitesse mortelle vers la réalité et ses rues recouvertes par l’incessant déluge de pluie qui ne venait que de se taire.

Les yeux rouverts, il se redressa sur le sol inondé de ce hall d’immeuble… trempé ; il décida ainsi de se diriger d’un pas tâtonnant vers un endroit plus en hauteur au rez-de-chaussée, duquel il pourrait sommeiller sans être réveillé par l’eau s’infiltrant dans les bâtiments.

« Ou par un truc, dans l’eau » songea-t-il en se retournant lentement vers l’endroit où il dormait il y a quelques minutes, et où se discernaient dans l’eau quelques silhouettes mouvantes. Sans faire de gestes brusques, reculant toujours vers les escaliers encore secs, l’homme sortit son arme de l’étui à sa ceinture. Ne cessant de fixer les choses nageant dans cette eau qui semblait vivante, remuante ; qui conquérait la ville instant après instant, montant toujours plus en niveau du fait de cette tempête qui avait duré depuis plusieurs jours déjà, et à laquelle nul n’avait échappé.

La raison pour laquelle David continuait de garder le barrage de cette rue en était même devenue trouble : depuis la pauvre propriétaire de la tour, personne ne s’était plus montré à lui.

Payé à surveiller ceux qui n’arrivaient et n’arriveraient jamais.

Diable, à y bien songer il n’y avait sans doute déjà plus personne dans la ville ; tous enfuis vers le haut ou enfouis par les eaux. Gobés, par ces créatures dont les blêmes lueurs d’yeux semblaient arpenter cette eau crasseuse, depuis ce matin. Monstres indescriptibles, que David n’avait pas encore vus réellement, mais qu’il avait bien senti passer entre ses jambes à quelques reprises. Visqueuses et sachant donner avec maîtrise de profondes frayeurs et angoisses.

Des bêtes de cauchemars aux apparences insoupçonnées que le policier se devait de confronter désormais seul et avec pour seul compagnon son courage.

Yeux alors froncés, il jeta dans l’eau à ses pieds tous les artifices qu’il portait sur lui – plaque en premier. Il n’y avait nullement ici de policiers, d’ordre ou de régulations. C’était désormais une question de survie pure et simple ; guetter l’environnement et être à l’affût des moindres signes annonciateurs de dangers.

Comme quelques remous, que David ne vit malheureusement, que bien trop tard.

Quand les bêtes dans l’eau s’enfoncèrent sous sa peau et qu’il bascula, sa main lâcha l’arme comme un drapeau blanc dressé hors des tranchées. Les yeux brûlés, enfouis au fond de cette masse de liquide immonde, le policier regarda sa fin onduler ses nageoires jusqu’à son visage, et y enfoncer sa mâchoire de rasoir.

En une fraction d’instant, la douleur de toutes les autres morsures devint indicible. Vaine et docile face à celle que procure la Mort à vif.

Une pincée de bulles remontèrent comme un compte à rebours, avant de laisser place au corps mutilé qui revint à la surface de l’eau ; indiscutablement mort. Souriante de victoire, l’eau se retira peu à peu dans les égouts qui se débouchèrent les uns après les autres, sans raison apparente. Les noirs nuages s’écartèrent enfin du jour montant, emportant avec eux l’eau qui été tombée depuis trois interminables jours.

Emportant avec eux ces créatures qui étaient soudainement revenus à la surface comme des souvenirs qui reviennent après un long séjour dans les sombres tréfonds d’une mémoire.

Emportant tout ; la ville était morte.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Cinquième jour.

11

Caressant la peau rugueuse de cet homme, elle décourba son dos en ouvrant lentement les yeux. Une jambe après l’autre, elle se retira alors du ventre de son client, et ramassa ces peu consistants vêtements qu’elle avait jetés au sol une heure auparavant.

« Eh, tu te rhabilles déjà ma petite ? »

Enfilant son soutien-gorge, elle se retourna brièvement vers l’homme heureux, allongé dans son lit comme une baleine morte sur la plage. Et avec un furtif mépris, elle rétorqua « C’est le principe quand on paye une heure, hein », sourcils levés. Sa main saisit son sac sur le buffet et attrapa la liasse de billets posée en évidence juste à côté. « C’est pas ton fric ça, poupée » déclara langoureusement l’homme qui s’endormait au fur et à mesure de ses propres mots. Elle n’essaya même pas de lui expliquer qui c’était là la somme qu’il lui devait pour ses services ; il dormait de toute manière déjà, ou sous peu.

Et sans plus aucune force, mi-endormi, il lança dans le claquement de la porte un dernier « On se reverra poupée, hein ? » de sa voix obscène.

Dans le froid des cinq premières heures du matin, la femme retrouva son univers si familier : ces ruelles glacées qu’elle faisait et refaisait, ou cette typique brume diaphane tantôt percée par l’aube, tantôt par la lumière pâle des lampadaires qu’elle ne connaissait à son regret que trop bien. Tous ces éléments quotidiens, imprimés dans la rétine de ses yeux lassés.

En tête l’envie simple d’un sommeil bienfaiteur, elle resserra son trench-coat brun pour cacher son corps presque nu dans l’air humide de cette matinée d’hiver. Même s’il n’y avait personne et que nul ne la voyait, elle profitait de ces trop courts moments pour retrouver un semblant de pudeur. Pour elle, c’était comme être une marginale héroïne ; pudique et civilisée le jour, esclave soumise la nuit. Oui, durant l’interminable laps de la pénombre, elle n’était plus elle-même mais « Poupée », le jouet sexuel qui marche et parle.

La voiture rouge sombre s’arrêta près d’elle comme une main posée sur son épaule. Elle ne rentrerait pas chez-elle à pied, non… et pour rien au monde elle ne passerait un jour de plus à l’hôtel, pour n’en sortir que le soir seulement. Alors quand le jeune homme osa prononcer « Je peux vous emmener quelque part ? », elle monta côté passager sans dire mot – simplement d’une mine heureuse, tenant fermement fermé son seul habit. Cacher, à tout prix.

Les premières minutes de route furent les plus angoissantes de toutes, à l’écoute de la moindre demande de prix qui la forcerait à quitter la voiture de force et mépris. Mais au plus profond d’elle sur la petite parcelle d’optimisme qui avait survécu, avait germée la certitude que le jeune homme au volant ne le ferrait pas. Les gens mignons comme lui n’avaient pas recours à ça, non – ils tendaient simplement le bras pour trouver l’amour.

« Je m’appelle April » lui hasarda-t-elle comme pour être sûre qu’il sache qu’elle était belle et bien un être humain à part entière.

  • Oh, euh… enchanté. répondit-il, surpris.
  • Et vous ? insista-t-elle après un court moment de silence.

Il fit un bref détour du regard vers elle, sans qu’elle sache trop à quoi il pensa, puis répondit « Luke » avec assurance.

  • Vous allez où précisément ? continua-t-il alors.
  • Bah, laissez-moi quelque part en ville… ça n’a pas d’importance.
  • Non, allez, dites-moi quel quartier. Y’a pas de problème, je vous jure.

L’air balbutiante un bref instant, la bouche de la prostituée finit par céder et murmurer « White Avenue, ça sera parfait ».

« Vous… » habitez dans le même quartier que L –

Luke s’interrompit par réflexe, suivant cette voix intérieure qui lui conseillait de ne surtout pas déballer sa vie et ses problèmes.

  • Vous faisiez quoi si loin ? acheva-t-il avec brio.
  • Hum, affaires. Trop peu de clients chez-moi, vous voyez.
  • Vous êtes dans quoi ?
  • Et vous, vous faisiez quoi si loin ? détourna-t-elle en décalant le rétroviseur et se recoiffant brièvement, pour avoir la certitude qu’il prête attention à autre chose.
  • Disons que, je me suis mis à l’écart, dans un petit coin tranquille en forêt, pour me faire oublier un peu.
  • Vous faire oublier ? haussa April, comme amusée.
  • Je… oui, me faire oublier la vie en ville, tout ça. Voilà.

« Oui, voilà » lui sourit-elle comme une ode au silence, lisant dans ses paroles qu’il n’avait pas non plus envie de parler de ce qui lui trottait au fond de la tête ; comme tous deux gardiens de lourds secrets que les mots ne pouvaient que trahir.

La voiture rouge continua à émettre son bruit monotone le long de la route encore trempée qui menait en ville. Bercée par la fausse conversation qui continua, comme si de rien n’était.

Vous savez, vous me rappelez beaucoup quelqu’un que j’ai connu, April.

La petite fille à peine réveillée par le bruit entra dans la chambre, tremblante, se demandant si son père avait enfin fini de « parler » avec « la dame ». Oui… il était profondément endormi sur son lit, ne murmurant que quelques mots inaudibles. D’un pas hésitant elle s’approcha de son visage pour entendre et comprendre ce qu’il pouvait bien réclamer.

« …pétasse » crachota-t-il en se tenant la poitrine. « Va chercher ta… ta grande sœur en bas ».

Puis diable, tout alla si vite ; bruits de pas dans l’escalier, appels vains dans le couloir. Porte s’ouvrant en fracas sur une jeune fille, verre d’eau à la main, ordonnant « Bois ! » affolée en lui enfonçant le verre entre les lèvres.

Le père prit quelques gorgées, respira, et formula sans réfléchir ce qui serait ses derniers mots : « Je suis sûr que… que c’est la faute à cette pétasse ».

Les deux filles se jetèrent un regard apeuré, puis yeux tournés vers le visage meurtri de leur père, ne mirent pas longtemps à comprendre la suite et baisser la tête. « J’ai été un monstre, mais j’vous aime, les filles ». Mouvements nerveux des bras et des jambes, corps qui s’écroule comme une masse sur la moquette de la chambre.

Deux enfants à genoux dans l’unique bruit de grésillement de la radio cassée ; mains sur feu leur père, décédé passé les soixante ans. Et avec amour elles le firent se lever, pour l’étendre sur son lit et lui remettre ses vêtements – éviter la honte quand on viendra quérir son corps pour la morgue… lui rendre sa dignité et profonde fierté sans doute oubliées lors du divorce.

Post-mortem il n’était plus monstre ou animal, mais fut appelé « Homme ».

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Sixième jour.

12

« Luke ! Freine ! »

Couvrant le bref bruit d’une montre sonnant les dernières heures de la nuit profonde, le hurlement des roues s’élança dans le silence de la nuit noire.

Noir – comme un court silence de la mémoire.

Luke rouvrit les yeux, sa tête à peine détachée du volant ayant violement heurté son front. Assis à l’avant de la voiture accidentée, il jeta un œil à ce qui l’entourait. La nuit, la route traversant la forêt, la voiture contre l’arbre ; et cette femme agenouillée près du corps de la bête à terre, seulement éclairée par la lumière des phares. Le jeune homme ouvrit la portière et s’approcha d’April, en train de recouvrir le corps de l’animal de son manteau. Dévoilant les légers habits rouge vif qu’elle avait tenté de cacher par-dessous. « On l’a heurté quand même » murmura-t-elle d’une voix sinistre, en se relevant. Elle savait que Luke la dévisageait, et pourtant elle se dirigea vers lui et l’enlaça sans raison.

« On aurait dû freiner plus tôt » commença-t-elle à sangloter doucement.

Luke resta un instant sans rien dire, à caresser les longs cheveux noisette de la femme pour la rassurer. Puis se détachant peu à peu du corset rouge qu’elle plaquait contre lui, il acheva d’un « C’était qu’un animal » ; à ces mots April versa de pesantes larmes accusatrices, et alla se rasseoir dans la voiture.

Seul, debout au milieu de la route et du vent, le jeune homme se rapprocha de la silhouette inanimée à terre ; couverte par le vêtement s’imbibant d’un rouge sombre si particulier. Et avec une terrible appréhension, il le retira peu à peu…

Quand à la place de pattes se dessinèrent les jambes d’une femme, humides de pluie et de sang, il plaqua sa main sur sa bouche et fit quelques pas rapides en arrière.

« Mon Dieu, non, pas ça »

Pas deux fois.

En soudain état de choc, il se retourna vers April qui s’était réfugiée dans la voiture. Habillée de rouge dans l’habitacle blessé de la voiture rouge ; pointe de contraste dans le décor gris et noir de ce samedi soir.

À pas de loup, le déluge revint sur ses traces : versant quelques légères gouttes en guise d’alarme, puis jetant par-dessus les nuages de plus en plus de violents filets de pluie. Un éclair déchira le ciel sombre et le silence, illuminant le goudron de la route comme deux yeux s’allumant vivement dans les ténèbres.

« … je suis un monstre » déclara Luke, dans ses premiers pas vers la ville.

« On va devoir y aller à pied, je crois ».

April releva la tête et le regarda quelques instants s’éloigner. Elle sortit alors de la voiture, dans le froid glacial de l’air hivernal. Ses lèvres se tendirent en un cynique sourire, puis elle courut vers le jeune homme pour lui saisir la main.

« Attends-moi Luke. Reste avec moi. »

13

Kellia baissa la tête sur ses propres pas, arpentant sans raison aucune les rues noires et vidées de la ville. Peut-être aurait-elle dû partir comme tous les autres avant elle ? Avoir le courage de laisser sur place tous ses souvenirs et son vécu pour fuir ; ailleurs, loin.

Au détour d’une rue ornée de carcasses de voitures aux airs de corps sans âmes, l’ex-professeur s’assit sur le bitume trempé. Et dans ce parfum si particulier de pierre humide que dégage une ville assaillie par la pluie, elle posa à sa droite la lampe de poche. Déjà le faible halo de lumière qui s’en échappait vacillait – s’estompait dans la nuit – et Kellia minute après minute appréhendait de plus en plus le moment où la lumière s’éteindrait pour la laisser seule aux prises du noir complet ; complètement seule. Sans même son ancien amour qui l’avait délaissée et qui à l’heure actuelle devait crever de bonheur et de joie dans un endroit chaud, quelque part où seul diable sait. « Qu’est-ce que je donnerais pas pour qu’il ramène son cul ici et endure tout ça » pria la femme sourcils froncés, avant de prendre et frapper d’un coup sec au sol la lampe de poche, comme si les piles en marcheraient soudainement mieux… ou que sa rage et sa peur mêlées fuiraient.

Mais non, le faisceau de lumière cligna juste brièvement suite au choc ; éclaira le laps d’une seconde quelque chose de repoussant au sol dans le noir, qui fit faire à la femme un bond de terreur en arrière. Et comme effrayée par le cri réflexe, la lumière qui sortait de la lampe s’en alla une bonne fois pour toute.

La femme tremblait, ne découvrait qu’à peine l’étendue de sa propre peur du noir. Le souffle fort, elle jeta un œil paniqué à sa droite et sa gauche, sans pour autant y voir autre chose que les pleines ténèbres qui l’avalaient. « Ne pas bouger, pas un mouvement » se murmura-t-elle à elle-même. Et pourtant ; pourtant quelque chose la poussait à tendre les bras… à tâter ce qu’elle avait entrevu avant que la lampe de poche ne meurt. Avec dégoût elle en caressa les creux et bosses, s’en faisant peu à peu l’image dans sa tête.

« Stop, j’arrête » s’exclama Kellia en se relevant lentement, pour laisser tomber son regard vers ce qui gisait à ses pieds dans la pénombre. Il n’y avait plus de doute, c’était le corps vidé d’une femme étouffée dans ses propres vêtements ; serrés, lourds et gorgés d’eau.

C’était comme contempler une momie tombée de son sarcophage.

Sans raison et au son d’un éclair éclairant les maisons, Kellia se saisit du petit objet scintillant que le cadavre ne semblait vouloir lâcher – se disant qu’elle en aurait besoin, quoi que ce soit.

« … les clés d’un immeuble », gravées au nom du corps au sol : « Eva Kempski ».

La montre serrée autour du poignet de la morte sonna le court bip de minuit, sous le regard admiratif de Kellia et quelques murmures qu’elle déposa à l’attention d’Eva.

Parce que personne ne devrait avoir à mourir seul.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Septième jour.

14

« Cesse ton sur-optimisme »

C’est par ces sifflements qu’April soupira puis s’arrêta, au son des cinq heures sonnantes de ce début de septième jour. Yeux fermés sur la ville silencieuse et ses allées sans vie, elle ajouta simplement « On est perdus, c’est tout ».

…Le sept. Luke baissa lentement la tête sur April assise en tailleur sur le trottoir, à côté d’une lampe de poche brisée et laissée telle qu’elle au sol. Et après un long silence à écouter le soleil se lever entre les gouttes de pluie, il s’assit à côté d’elle – tremblante et parcourue par le froid, elle se retourna vers lui et se contenta de lui tendre un sourire amer.

  • Vous me rappelez beaucoup quelqu’un que j’ai aimé, vous savez. déclara le jeune homme.
  • Génial… je me sens tellement mieux là tout d’un coup, sans déconner. méprisa la jeune femme autour de qui Luke venait de passer un bras pourtant réconfortant.

« Non, écoute » la coupa-t-il en le resserrant un peu plus autour d’elle.

  • La fille que j’aimais est plus avec moi et j’ai beaucoup de mal avec ça. Je peux pas penser à elle sans avoir des remords… et je veux pas faire la même erreur deux fois… Alors je prendrai soin de toi April. Je te le promets, sérieusement.

Sans dire quoi que ce soit et restant à regarder la jeune prostituée, Luke la réchauffa amoureusement avec le cœur. Puis après un léger sourire échangé, il se mit debout et la releva d’une main tendue ; sortant de sa poche les clés qu’il avait gardées soigneusement dans son jean.

« Je travaillais dans le grand immeuble là-bas. Je pense qu’on y sera à l’abri, viens. »

15

Acte V.

Par les innombrables fenêtres de la tour Kempski, Kellia contemplait longuement la ville et la pluie indécise qui laissait tomber ses dernières gouttes – tantôt déverser une rage meurtrière, tantôt humidifier un brin l’air du matin pour ensuite fuir aux premiers rayons du soleil de décembre.

« Quel temps de merde » murmura-t-elle lentement.

En contrebas s’apercevaient les rues qu’elle longeait il y a quelques heures, et qui semblaient avoir changé de visage depuis qu’elles n’étaient plus sous l’emprise de la nuit. Car les rues n’étaient plus un problème, non ; ce qui terrifiait Kellia désormais, était le vide béant des locaux de l’immense tour, toutes ces choses laissées en plan d’une seconde à l’autre, ce chaos qui émanait des affaires, feuilles et sièges renversés et éparpillés ça et là au sol.

Ou pire, ce bruit typique de l’ascenseur qui se met en route et descend soudainement les étages. Cœur battant et dos parcouru de frissons, l’enseignante maintint de suite son attention figée sur le chiffre au-dessus des portes de l’ascenseur, qui diminuait tout seul à chaque étage descendu ; jusqu’au tintement d’arrêt final à peine couvert par quelques mots : « Il y a quelqu’un au rez-de-chaussée ».

Plus vite que le vent, Kellia se saisit de la courte barre à mine trouvée Dieu sait où et courut vers la cage d’escalier ; les dévalèrent marche après marche dans la prière de ne serait-ce qu’entrevoir ce qui s’était introduit ici, dans sa tour qu’elle s’était accaparée.

Le visage de l’Inconnu.

« Ça marche pas on dirait, les portes restent fermées » assura April, doigt vers les boutons de l’ascenseur.

  • Je crois que tout déconne un peu depuis la tempête de ces derniers jours, de toute façon. continua-t-elle en s’écartant de Luke et jetant un œil de part en part du large hall d’entrée de l’immeuble.
  • Ouais… je crois qu’on devrait –

« STOP ! » hurla Kellia en surgissant vivement du détour d’un angle mort, armée de son arme de fortune qu’elle brandissait maladroitement comme une baguette magique.

Yeux fermés et peur ancrée sur le visage, elle n’eut qu’à peine le temps d’esquisser des menaces.

Surprise !La barre à mine tomba au sol.

16

De l’autre côté de la vitre de Lisa, les maisons du quartier défilaient discrètement. Quelle heure était-il ce soir-là, quand c’est arrivé ? Presque minuit oui ; depuis déjà des heures interminables, Luke au volant voyait passer et repasser la route sous le capot, bercée par le voile nocturne de l’été de cette même année. Le regard las, ne se posant que de rares fois sur Lisa emmitouflée dans son pull en laine grise, presque endormie côté passager.

« J’ai peur » murmura alors celle-ci à l’attention de son amour, sans ouvrir les yeux. Le jeune homme retourna rapidement dans sa tête quelques paroles rassurantes qu’il laissa entendre calmement.

  • Faut pas avoir peur, Lisa. Mes parents sont super sympas, tu verras.
  • Et s’ils m’aiment pas ? J’ai vu leur photo, ils ont l’air cools ouais, mais ça suffit pas toujours.
  • Mais non, arrête ma puce. Te tracasse pas comme ça, tout va bien se passer je te dis.
  • On va pas les réveiller au moins ?

Luke hésita une seconde, voyant passer à côté de la voiture le panneau indiquant leur arrivée dans le village où ils se rendaient.

  • Non… tu sais, quand j’ai grandi et que je suis parti de la maison, je revenais de temps en temps voir mes parents ici. Et que je sache en fait, ça les a toujours empêché de fermer l’œil de me savoir sur les routes tard le soir. Je crois que ma mère allait même souvent se balader dans la nuit pour se calmer et m’attendre… ils ont toujours eu peur pour moi, les pauvres.

« Ça en serait presque touchant »

Le jeune homme se tourna vers Lisa et lui caressa l’épaule pour apaiser tant bien que mal son appréhension. « Sois pas inquiète Lisa, j’te jure. On reste juste là-bas deux trois jours et on rentre à l’appartement. Je te le promets ».

À l’entente de ces mots, la jeune femme ouvrit les yeux, tête posée sur la ceinture, et sans réellement regarder son petit ami ou lui parler directement elle ajouta « Je vivrai pas éternellement dans un appart’ minuscule avec toi et mon frère… t’en es conscient Luke, n’est-ce pas ? »

Bref silence dans l’habitacle de la voiture.

  • Hé… s’il te plait, laisse-moi juste trouver une maison sympa en ville et on pourra déménager. rétorqua-t-il en se recalant sur son siège.
  • T’es grand maintenant, accepte le fait que je veuille m’installer et faire ma vie avec toi… je t’aime Luke, beaucoup.
  • Ouais, écoute Lisa, moi aussi, mais comprends. Ma vie s’est construite autour de choix que j’ai pas fait ou mal fait. J’ai jamais su prendre de décisions et tu le sais bien.

« Ça… » murmura-t-elle sobrement en se tournant vers lui.« T’es importante à mes yeux et cette fois je veux faire un choix, et le bon. »

Lisa sourit simplement dans un premier temps, au son des seuls mots qu’elle voulait entendre ce soir-là, venus recouvrir le bruit mécanique du moteur de la voiture. « Embrasse-moi » poursuivit-elle alors, comme si les paroles ne suffisaient désormais plus. Luke arrêta un instant de fixer la route et approcha son visage de celui de son amour ; laissant même une main quitter le volant pour la passer langoureusement dans les longs cheveux bruns de la jeune femme.

« Luke ! Freine ! »

Couvrant le bref bruit d’une montre sonnant les dernières heures de la nuit profonde, le hurlement des roues s’élança dans le silence de la nuit noire.

Noir – comme un court silence de la mémoire.

Luke rouvrit les yeux, sa tête à peine détachée du volant ayant violement heurté son front. Assis à l’avant de la voiture accidentée, il jeta un œil à ce qui l’entourait. La nuit, la route traversant les quartiers, la voiture arrêtée net au milieu de la route ; et Lisa agenouillée près du corps à terre, seulement éclairée par les phares de la voiture.

« Chéri, non… mets pas un seul pied en dehors de la voiture » – ce furent les premiers mots qui parvinrent aux oreilles du jeune homme quand ce fut trop tard. Quand il fut déjà sorti, yeux écarquillés et posés sur le corps que Lisa avait expressément recouvert de son manteau. Il s’en approcha en ayant l’impression de tituber dans un couloir sans fin ; avancer vers ce corps sans le voir se rapprocher.

Et tant mieux.

  • Fais immédiatement marche arrière et rassis-toi dans la voiture, bordel ! s’écria Lisa en se relevant, par de grands gestes des bras.
  • Mais –

Elle plaqua une main sur la bouche de son petit ami et le força à s’asseoir côté passager. Puis d’un mouvement sec au son net elle s’assit au volant, fit claquer la portière et mit le contact.

Il y eut un long silence avant que Lisa, yeux humides rivés sur la route, ne prononce ses premiers mots :

  • Du fond du cœur, Luke… tu m’aimes ?

Celui-ci acquiesça sans hésiter d’un « Bien sûr que je t’aime » au ton perturbé par l’horrible choc qui résonnait dans sa tête.

  • Alors, écoute, on va quand même aller chez tes parents comme si de rien n’était, on va continuer notre vie d’avant, nettoyer la voiture et… et avoir une belle famille loin de tout ça… et…

Lisa se coupa d’elle-même au son de sa voix chancelante, après un revers de manche sur les larmes naissantes à la pointe de ses yeux comme de verre. « Je veux pas tout gâcher, te perdre… pas ce soir, pas maintenant, Luke ». Mais il ne répondit rien ; de marbre, muet et paralysé, menant dans sa tête une terrible bataille contre lui-même pour choisir ce qu’il emporterait dans la tombe : Lisa ou sa bonne conscience. Un bref regard vers le visage éclairé de la jeune femme et les larmes scintillantes sur ses pauvres joues, suffit à faire le choix qui s’imposait. Luke cacha à son regard ce qui défilait par la fenêtre, les formes indicibles des arbres et maisons comme tout autant de témoins muets de leur crime.

« Le manteau était pas à moi, ça c’est pas grave. Et si la police vient te voir, tu prendras l’air tout triste et innocent et tu leur demanderas s’ils ont retrouvé la voiture coupable » continua la jeune femme comme si minute après minute et stimulé par l’instinct de survie, son esprit affolé mettait en place chaque élément avec précision.

Ce puzzle qui semblait s’assembler à la perfection.

« Et qu’est-ce qu’on va dire à mes parents ? » hasarda Luke après que sa petite amie se soit tue.

Elle resta encore muette un petit moment, avant de répondre enfin :

« On dira à ton père que… que non, on a pas croisé ta mère en chemin. »

17

Chut, reste calme, rendors-toi.

La femme caressa lentement le corps tremblant de Luke, endormi sur un des canapés de l’immense immeuble silencieux. « Kellia ? » interrogea-t-il en ouvrant les yeux ; il se redressa et la regarda toute près assise sur une chaise à veiller sur son sommeil comme une mère sur son enfant.

  • Putain, j’ai dormi longtemps ? questionna-t-il alors, désormais assis sur le canapé en face d’elle.
  • Bah, plutôt, oui… quand vous êtes arrivés dans cet immeuble avec April là, on est tous montés à mon étage. Elle est allée chercher des vêtements dans la réserve, et… toi t’es allé t’écrouler comme une masse sur un canapé.

Luke leva les yeux vers l’horloge, et s’adressa à l’enseignante sans trop y faire attention.

  • Moi et April on a pas dormi de la nuit, on a juste marché… très longtemps, et –
  • C’est marrant j’aurais juré que quand tu m’as quittée pour me laisser crever, tu disais que tu faisais plus de cauchemars et que tout allait bien. prononça Kellia sans regarder le jeune homme allongé.

« C’est lequel cette fois-ci, hum ? » ajouta-t-elle ensuite avec une méchanceté palpable.

  • Kellia… j’ai… j’ai eu un accident vers le milieu de l’année, et c’est encore là très profondément dans ma mémoire, alors s’il te plait, sérieux, n’en rajoute pas.

Luke passa sa main sur son visage et soupira un « tout ça me prend la tête bordel » de colère et exaspération à peine dissimulées, comme adressées à tout ce qui s’était passé tous ces jours durant depuis qu’on lui avait annoncé la mort de celle qu’il aimait : Lisa. « …tout ça serait jamais arrivé si j’avais pris soin d’elle comme il fallait au lieu de penser qu’à ma peau… des fois j’devrais me foutre des poings pour me remettre les idées en place. »

Au loin l’orage revint s’abattre sur la ville recouverte par la lumière du début de dimanche d’après-midi.

La femme en face de lui se leva et saisit la veste accrochée au porte-manteau de la salle de pause de cet étage ; tête levée vers le plafond dans le murmure d’un « je crois que j’entends l’orage, je vais aller mettre les seaux sur le toit ». Quelques mots qui ne firent que rappeler au jeune homme que, non, à son réveil ses cauchemars ne s’étaient pas tous envolés par enchantement.

Avant que Kellia passe l’encadrement de la porte, Luke se releva brusquement, et vint lui saisir le bras.

  • Kellia, écoute. Je voulais m’excuser de t’avoir laissée en plan comme ça du jour au lendemain… tu sais, t’as soudainement voulu te marier, partir avec moi et tout et je crois que j’avais l’impression de devoir choisir entre ma vie tranquille et –
  • Et t’as fait le mauvais choix, oui. Bravo, et merci, mais t’as quelques années de retard pour t’excuser Luke.

Elle recula et soupira silencieusement.

« J’ai été vraiment très très surprise de te voir ici, et ça m’a fait plaisir parce que je suis sûre qu’au fond de moi un petit quelque chose t’aime encore beaucoup… enfin d’une certaine façon. Mais comprends que tu peux pas jeter les gens et les reprendre comme tu veux. Tu peux pas juste, faire plein de promesses aux gens qui t’aiment et ensuite t’enfuir sans les tenir… ça marche pas comme ça. »

« Si tu dois vraiment parler de tes problèmes avec quelqu’un Luke, ta pute t’attends deux étages plus bas. Moi c’est plus mon rôle » conclut-elle yeux baissés, s’éloignant pas par pas vers l’escalier, sous le regard muet et immobile du jeune homme debout au milieu de l’étage qu’elle laissa vide ; du jeune homme qu’elle laissa sur quelques mots dans lesquels ne se ressentait bizarrement aucune colère ou réelle rage. Juste, une pointe amère de déception.

Mon ange.

18

Caressant la peau douce du jeune homme, April décourba son dos en ouvrant lentement les yeux. Une jambe après l’autre, elle se retira du ventre de Luke et ramassa ces peu consistants vêtements qu’elle avait jetés au sol deux heures auparavant : quand elle l’eut trouvé à contempler longuement la ville par les fenêtres de l’immeuble, assis au sol, le regard vide comme perdu dans les nuages.

« J’ai cherché partout Kellia pour m’excuser encore, mais je l’ai pas retrouvée » avait-il murmuré, sans doute ayant senti April arriver vers lui dans son dos. Elle n’avait certes pas trouvé quoi répondre sur le coup, non, mais elle s’était assise près de lui et avait posé sa tête sur son épaule comme aimait tant le faire Lisa. Quelque part, ce fut sans doute ça qui déclencha tout chez Luke ; lui emmêla l’esprit encore et encore jusqu’à ce qu’à ses yeux la jeune prostituée ne soit plus elle-même, mais la représentation de cette « Lisa figée » qu’il avait perdue et qu’il n’aurait plus.

De ce visage qu’il enlaça sans l’enlacer, qu’il embrassa sans l’embrasser.

La suite s’était enchaînée sans encombre – par l’ardeur qu’il mit à entraîner April par la main dans les méandres de l’immeuble jusqu’à ce havre calme et sombre, dans lequel il avait minutieusement enlevé un par un les habits de la jeune femme et les siens. Et chaque vêtement qui touchait le sol n’était qu’un pas en plus vers le Paradis ; vers ce mouvement délicat de quand Luke allongea la jeune femme sur les quelques matelas qu’ils avaient trouvés et apposés sur le sol.

Elle avait fermé les yeux et l’avait entouré de ses bras, et… est-il utile ?

Ceci est une ellipse, de leur plaisir fragile.

« Je crois que je ne m’étais pas senti aussi bien depuis sept jours, mon ange » susurra le jeune homme après coup, en cessant de faire aller et venir ses doigts dans la chevelure de l’ex-prostituée. « Et toi ? » – question difficile, April ne répondit pas. Elle se contenta de se retourner vers lui et de serrer contre ses seins le pull en laine grise qu’elle avait trouvé sur un porte-manteau et avait gardé auprès d’elle, comme l’aurait fait une petite fille à la vue d’un ours en peluche abandonné au sol.

  • Il faut que je retrouve Kellia quand même. finit par déclarer Luke, ces mots sonnant comme la guillotine venue trancher l’amour naissant entre lui et April.
  • Alors va la chercher.

La réponse était sans appel. Le jeune homme nu se leva doucement du vieux matelas et enfila rapidement le jean qui avait été, dieu sait comment, suspendu à la poignée d’une porte. Main dans sa poche gauche vide ; main dans sa poche droite où logeait une photo de Lisa craquelée et mi-effacée par la pluie. Il la regarda un court instant, et sans lever les yeux vers April, la chiffonna.

  • Écoute, je veux juste enterrer la hache de guerre avec Kellia, après je reviens et –
  • Comment elle s’appelait ? lança April en haussant sourcil et sourire.
  • Qui ? Kellia ? rétorqua Luke torse nu.
  • Non.

Sans répondre de prime abord, il saisit dans la poche de sa veste par terre, les clés de l’ascenseur de secours qu’il avait gardées de son dernier jour de travail. Et s’éloignant toujours plus de la jeune femme nue qui ne le quittait du regard, par amour et curiosité, il murmura simplement « Elle s’appelait Lisa… »

Lisa Ann, même, mais elle aimait pas qu’on l’appelle comme ça. Et moi non plus, remarque.

« Luke, attends »April se leva et vint lui prendre la main avec attention.

  • Je vais fouiller les étages vers le haut, et toi tu vas descendre et fouiller les étages vers le bas, d’accord ? continua la jeune femme en entrant dans l’ascenseur.
  • Hum, ok, pourquoi pas. On se reverra là-haut sur le toit, alors, Li – April. hésita-t-il alors que doucement, les portes de l’ascenseur qu’il venait d’ouvrir se refermaient sur elle.

Bref soupir indécis ; il prit son t-shirt, et se dirigea vers la cage d’escalier.

« Ouais, on se reverra là-haut »

19

Rez-de-chaussée, hall d’entrée… juste divers noms à donner à la pièce humide et en partie détruite qui stagnait sous les yeux de Luke. C’était amusant de voir comment y passer une première fois n’avait pas suffit à remarquer tous les détails de la large pièce dans laquelle ils avaient mis les pieds en arrivant. Que ce soit le lustre tombé, les bureaux renversés, les poissons étranges morts au sol, ou même le corps de David face contre terre enfouie dans une mince flaque de son propre sang – s’écoulant goutte par goutte de la profonde morsure à son visage.

« Alors tu t’appelais David, hein ? » interrogea Luke dans le vide, en reposant la carte de police à côté de l’arme à feu qu’il saisit ensuite. Même ne sachant pas ce qu’il allait en faire, ne sachant pas si elle marchait encore où si au diable elle était chargée, il la cacha à sa ceinture, à la seule vue du corps à terre. Comme un petit secret partagé entre un chien et un enfant ; n’ayant aucune valeur tant que les parents accuseront perpétuellement le chien d’avoir cassé le vase. Tant que cette arme restera un objet trouvé, et non une nécessité.

Et ça s’arrêtait là, le hall ne recelait aucun autre mystère passionnant. La pluie avait ôté sa vie à la ville, elle n’était plus qu’un tableau qu’on contemple sans véritable intérêt.

Que pourtant on reste à admirer, pour qu’au bout d’un moment il nous donne l’impression d’être réel.

Dehors, le crépuscule s’achevait minute après minute et Luke peinait chaque seconde un peu plus à distinguer les objets l’entourant, par manque de visibilité et par fatigue. Combien de bureaux avait-il regardés, combien d’étages avait-il gravis et redescendus ; tout ça pour ne pas déceler la moindre trace de Kellia où que ce soit ?

Luke se retourna en sursaut — au son du léger tintement des portes de l’ascenseur qu’April avait appelé à leur arrivée dans l’immeuble, et qui s’ouvrirent enfin, à ce moment précis et sans raison. Laissant voir les quelques mots au feutre que quelqu’un avait marqués sur les parois en verre de la cabine.

Maintenant monte au ciel avec moi.

Signé, ton ange.

20

« T’as retrouvée Kellia ? »

April ne déclara rien, préférant garder son regard posé sur la ville au soleil couché, debout à quelques centimètres du bord du toit de l’immeuble ; à peine effleurée par le vent qui se levait. Luke s’approcha d’elle doucement en fixant attentivement chaque léger mouvement qu’elle osait faire, comme convaincu qu’elle s’apprêtait d’une seconde à l’autre à glisser du rebord pour ne venir s’échouer que mille et un étage plus bas, sur le sol dur de réalité ; loin de la vue imprenable si chère à Luke. De son petit univers dont il était fier.

  • Non, et toi non plus je suppose. finit par répondre April en se retournant vers le jeune homme près d’elle.
  • Je… je l’ai pas retrouvée non plus, je crois qu’elle a disparu. Tu crois que, enfin, qu’elle aurait pu partir de l’immeuble sans nous le dire ? hasarda-t-il en prenant la main de la jeune femme et l’écartant un brin du bord.
  • Arrête tout de suite, Luke.

Elle se détacha de lui et se rapprocha encore plus dangereusement du vide. « Arrête ça et arrête de constamment vouloir chercher Kellia… c’est comme chercher toutes celles que t’auras de toute manière jamais, ou que t’as gâchées par tes choix. Alors arrête tout, parce que l’heure n’est plus à ça » acheva April en, d’un geste qui paraissait pourtant si délicat, dirigeant le visage du jeune homme vers les rues aux pieds de l’immeuble.

Vers le corps de Kellia, venu s’écraser sur le trottoir après une chute interminable.

« Que – me dis pas qu’elle a sauté ! » s’écria Luke, plein de mouvements de panique, n’osant qu’à peine reposer ses yeux sur la tache au sol ; sur une autre de ces innombrables fourmis qu’il observait chaque matin mais qui cette fois-ci pourtant, paraissait si différente.

« Non, elle pas sauté, mon coeur. Je l’ai juste poussée. »

Une légère perle de nuage, chuta lentement dans le son du silence et vint s’échouer sur le toit. Et pourtant une goutte de pluie colérique, qui seconde après seconde fut rejointe par les autres filets de pluie tombant un à un de la masse grise ; fruit de la renaissante toute puissante colère de dieu le Ciel.

« Qu’est-ce que t’as dit ? » répéta Luke en sentant soudainement le métal de l’arme contre le bas de son dos. Je l’avoue maman, c’est moi qui ai cassé le vase.

  • Je l’ai poussée tout comme dans quelques instants tu ferras un pas dans le vide et ira t’écraser au sol. continua April d’une voix qui prenait sans cesse un peu plus des teintes horrifiques.
  • Pourquoi t’as fait ça ? Qu’est-ce qui va pas chez-toi bordel de merde ? Tu supportes pas d’avoir une autre femme à tes côtés ? T’es jalouse ? Tu veux que moi aussi je te balance dans le vide comme une pute, C’EST ÇA ?

Et l’averse devint tempête ; et la rage devint fureur. D’un geste net et chirurgical, Luke se saisit de l’arme et la colla violement contre la tempe d’April, l’enfonçant, tant l’immuable haine avait enlevé en lui toute mesure de ses gestes ou de ses pensées.

Qu’est-ce que t’attends ?

L’ex-prostituée le regarda alors de ses profonds yeux verts et élevant la voix telle une feuille soulevée par l’ouragan, elle lui cracha à la figure un violent « Non ? Tu veux pas me tuer ? Tire ! », serrant la main de Luke contre la crosse de l’arme comme si son prochain geste serait de lui faire faire feu.

« Ah ha… tu tireras jamais, parce que t’aimes encore Lisa, plus que tout. »

Comme soudainement chigné de la dernière phrase d’April, le jeune homme baissa le canon de son arme une fraction de secondes. « Je vois pas le rapport » insista-t-il, avant de plaquer de plus belle le pistolet contre la joue de la jeune femme qui se contenta de le questionner simplement en un « Et pour quelle raison tu crois que t’es ici ? » duquel ne transparaissait aucune colère, mais presque de la tristesse.

« À cause de l’inondation, qu’est-ce que tu crois ? » acheva Luke en effleurant la gâchette.

« L’inondation » répéta April, en se décalant encore un peu plus vers le bord. « Mais l’inondation elle était dans ta tête ! Kellia était dans ta tête, je le suis, tu l’es, tout ça, tout ce qui s’est passé. La seule unique et putain de raison qui fait que t’es là, mon amour, c’est le train. »

Le train de vie.

April tendit ses bras et posa ses mains sur les joues de Luke, pour distraire son attention de la larme tombée de ses yeux et venue glisser sur le canon de l’arme plaqué à son visage.

« Quand tu te réveilleras tu auras juste un choix à faire » déclara-t-elle ensuite, emplie de ses propres pleurs qui mettaient Luke dans le plus profond des malaises — ce sentiment d’avoir réussi à faire pleurer une personne qui n’existait sans doute même pas ailleurs que dans ses souvenirs et sa propre tête ; toucher le fond pour ensuite descendre un peu plus bas.

« …quel choix ? » s’arrêta alors Luke, sentant ses pieds chanceler sur le rebord du toit qu’il semblait ne plus sentir chaque instant un peu plus ; prenant conscience après chaque mot prononcé de l’irréel de la situation et de ce à quoi tout ça rimait.

Juste, se confronter à lui-même.

« Mais de quoi tu crois que je parle ? Le seul choix qui compte ! » continua alors April, sur qui la menace de l’arme semblait s’en être allée. Ne restait que ses larmes touchant une à une le sol comme un compte à rebours. Lui donnant des difficultés à achever sa phrase.

  • Tu crois que je sais pas que tu comptais jamais venir à la gare et prendre le train ? Avec moi ? Que tu comptais fuir comme tu l’as fait avec Kellia ? T’es plus un gosse maintenant, qu’est-ce que tu crois à la fin !
  • Je… April –
  • Arrête de m’appeler April, mon amour. Et regarde.

La jeune femme ne cessa de fixer la silhouette de Luke profondément troublée qui tanguait près du bord, et d’un geste assuré elle lui saisit le regard et le fit se tourner vers le vide profond.

« Regarde attentivement ce vide, écoute-moi, et écoute-moi bien. Si quelque part en toi tous ces choix ratés que t’as fait t’ont pas suffit et bien ok ! Appuie sur la gâchette comme tu fuirais une nouvelle fois la réalité et tes responsabilités ; appuie pour ne jamais venir à la gare et m’effacer définitivement de ta vie »

Mais si tu m’aimes, alors saute, et répare ta connerie.

Je t’en supplie.

Le temps.

La seule et unique chose que toute sa vie l’on ne peut que combattre, arme de faveur de la Dame Noire qui d’une main blanche quit notre corps mort et l’emporte au loin.

Le temps de se dire « Je t’aime » ou « Je veux faire ma vie avec toi ».

Le temps qui semble si grand lorsque perpétuellement on remet les choses du jour même au lendemain, puis au surlendemain ; avant de voir notre mort arriver et nous contempler assis sur la colline des choses inachevées.

Le temps de quitter ses pensées pour revenir au monde réel.

Le temps restant avant que le corps de Luke ne touche le sol ; cinq secondes, une éternité.

Une.

Deux.

Trois.

21

Quatre comme les pieds d’un lit posé sur le parquet de la petite chambre d’appartement, dont le silence était à peine bercé par la musique de la fête provenant du salon deux pièces plus loin ; des invités entourant Stan comme une foule liquide.

Et non loin, allongée sur le matelas dudit petit lit de chambre, Lisa profondément endormie – dans ses rêves enfouie. Prête à prendre le train dans quelques heures, avec un amour fait homme, et jeter au feu les placards et leurs cadavres. Oui, la chute influençait peut-être sa vision des choses, mais le souvenir de Lisa endormie restait très clair aux yeux de Luke : une fille sublime qui même dans son sommeil gardait ce sourire immuable ancré sur son fin visage.

C’est ce soir-là qu’il entra d’un pas lent dans la chambre elle aussi endormie, et vint s’asseoir sur la chaise calée près de la table de chevet.

  • Luke ? hasarda Lisa en ouvrant lentement les yeux, réveillée par la main délicate qu’il passait sur elle.
  • Chut, reste calme, rendors-toi. murmura-t-il alors, dans le souci de ne pas déranger ce sommeil en velours dans lequel elle semblait être plongée.

« Chéri… » acheva-t-elle en se relevant brusquement, « Luke …j’ai peur »

  • Peur de quoi ?
  • Mais je sais pas… ça fait tellement longtemps maintenant que j’attends qu’ils te donnent enfin l’héritage de ta mère, qu’on puisse partir enfin loin de tout ça et se refaire une vie rien qu’à nous… je…
  • Hey, c’est rien, c’est normal. la coupa-t-il en effleurant la peau des bras frissonnants de la jeune femme.

Lisa se tut, se contentant de relever un léger sourire.

Il posa un baiser sur sa joue et se leva de la chaise en tournant son regard vers la porte d’entrée de la chambre, où de l’autre côté Stan s’en donnait à cœur joie avec ses amis et célébrait la fin de l’année, bonheur suspendu aux lèvres. Alors qu’ici…

« Qu’est-ce que tu ferrais si je décidais de pas venir avec toi, Lisa ? »

Il y eut comme un son de bris de vitre dans l’esprit de la jeune femme ; quelque chose qui la fit se lever du lit brusquement pour s’approcher de Luke qui lui faisait dos.

  • Comment ça pas venir ? Qu’est-ce que tu cherches à me dire ?
  • Rien ! Rien, calme-toi, c’était juste une question ma puce… la rassura-t-il hypocritement.
  • Ta mère te manque tant que ça ? demanda Lisa en aveugle.
  • …Je, en fait ouais. J’ai un peu l’impression de déménager et de laisser mes souvenirs d’elle sur place.

Et vinrent enfin les mots que Luke avait redoutés toute sa vie depuis Kellia ; paroles terrifiantes dont les deux têtes ne lui évoquaient rien d’autre que celles de Charybde et Sylla… Mot pour mot, à peine sortis de la bouche de Lisa : « Je te demande juste de faire un choix dans ta vie Luke, partir avec moi et faire notre vie à nous, ou rester ici et continuer la tienne sans moi ».

Il resta immobile un bref instant, puis se retourna vers Lisa qu’il embrassa alors – « comme si les mots ne suffisaient plus ». Et ce « oui » muet tendu du bout des lèvres suffit à rassurer au plus profond de son cœur la jeune femme qui se rassit sur le lit en silence.

Tu veux pas aller me chercher un verre d’eau, mon cœur ?

Il se dirigea vers la discrète porte de la chambre qui menait à la petite salle de bain juxtaposée, et resta à regarder le verre qu’il venait de remplir d’eau. Pour qu’enfin sans trop mesurer le poids du geste que fit sa main, il laisse tomber le cachet de somnifère de sa paume droite, restant à fixer les bulles remonter jusqu’à ce que la douce voix de Lisa provenant de la chambre lance à son attention : « Tu viens ? ».

Oui, j’arrive.

La jeune femme but le verre sans trop le regarder, yeux posés sur son ticket de train posé en évidence sur la table de chevet, ou sur les affaires qu’elle était venue chercher ici et avait rassemblées à ses pieds dans une valise rouge sombre.

Paraît-il que les gens comprennent mieux les choses lorsqu’on leur parle dans leur sommeil ; lorsque d’une voix hésitante telle celle de Luke, on s’assoit près de sa bien-aimée profondément endormie pour lui murmurer enfin quelques mots cruciaux trop durs à dire en face.

« Je… je viendrai pas avec toi demain, Lisa… je suis désolé. »

Même les pas que Luke fit pour sortir de la chambre semblaient pleurer.

22

Cinq comme les cinq heures du matin d’une nuit noire de décembre.

À peine éclairé par la lueur de la lune, Luke baissa les yeux vers Lisa allongée sur le trottoir de White Avenue. Peut-être le clocher sonnant au loin ces heures du matin l’avait-il distrait ? Non, jamais ; il resta immobile quelques légères secondes, agenouillé sur son amour, et murmura « April » comme une manière abstraite de s’assurer qu’il avait bel et bien quitté le monde de ses propres songes.

« Je peux savoir que tu fais ? » s’amusa Lisa en regardant son fiancé penché sur elle. Il ne sût trop quoi répondre ; la suite des choses se voyait comme un iceberg : le seul bon et unique choix à faire et pour lequel il avait accepté de sauter, c’était tout simplement de faire un pas en avant. Prendre son courage à deux mains et oser murmurer « J’ai quelque chose à ta dire, Lisa » en la relevant d’une main. « Qu’est-ce qu’il y a ? » s’inquiéta-t-elle en mettant ses bras autour de la taille du jeune homme.

Arrête de m’appeler April.

  • Tout va bien, je voulais juste te… te parler à propos du train, tout ça.
  • Oui et bien ? Y a un truc qui va pas ?

Tout deux marquèrent une pause dans la discussion comme si quelque part Lisa redoutait ce qu’il comptait lui dire. Ça, ou tout simplement l’avait toujours su sans jamais oser lui poser la vraie question :

« …Tu viendras avec moi, hein ? Tu me l’as promis, Luke. »

Tu peux pas juste faire des promesses aux gens.Ça marche pas comme ça.Eh… alors quoi ?

« …Je te l’ai promis et je te le promets » répondit alors enfin Luke en plongeant son regard dans celui de la fille qu’au fond de lui il savait qu’il ne quitterait jamais – non, pas après l’avoir perdue une première fois dans quelque combat intérieur... Et la manière dont il avait aimé April ne pouvait que renforcer ce ressentiment… celui d’être enfin aux côtés de la bonne personne.

Lisa resta dans ses bras sans l’embrasser ou ne dire quoi que ce soit, juste un regard qui se suffisait à lui-même. « À demain alors » acheva-t-elle en s’écartant de lui et baissant une main vers sa valise rouge tombée au sol.

« Oui, voilà »

Pas après pas les deux silhouettes s’écartèrent l’une de l’autre, et reprirent leur chemin, en silence.

Comme si jamais rien n’était arrivé.

Il y eut un soir, il y eut un matin.

Huitième jour.

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