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Le Ruban Vert

Published 14 years ago
11mn to read

Elle s’appelait Jenny, il s’appelait Roland.

Roland était un garçon roux, gentil et attentionné. Quelqu’un de bien en somme.

Quant à elle, c’était une fille brune, au visage fin et aux yeux d’un merveilleux vert. Une jolie fille mature comme les parents en rêvent souvent.

Ils formaient un merveilleux couple à eux deux. Le genre qui parle mariage dès leur plus jeune age, comme on en voit tant dans les petites villes, comme Allenski.

Leur longue histoire commence alors qu’ils n’étaient encore qu’à l’école primaire. Jenny avait rencontré, il y a quelques temps, deux garçons très gentils, dont un était Roland. C’était à une époque où autour du cou de Jenny ne se trouvait encore rien. Mais cela est une autre histoire.

Puis fut un jour où elle arriva à l’école avec ce beau ruban autour du cou. Mais un ruban à des lieues de ceux que mettent les autres petites filles. Un ruban qui resta là jour après jour, semaines après semaines, mois après mois.

Cela faisait désormais quelques temps que Roland avait remarqué ce ruban vert, le fixant autour du cou de sa bien-aimée, mais sans jamais trop vouloir en savoir plus. Seulement commençait à germer en son cœur d’enfant une curiosité qui se mit en tête de le ronger petit à petit jusqu’à ce qu’il daigne aller la voir. Jusqu’au moment où il oserait lui poser la question.

Et effectivement, un jour, il se décida à aller lui parler.

C’était un vendredi soir. Tous les enfants étaient sortis de l’école depuis de longues heures ; et tous jouaient partout dans Allenski. Jenny jouait sur une balançoire du parc, comme elle aimait le faire chaque jour. Il s’approcha d’elle à pas de loup, cachant sa gêne. Jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive de sa présence et arrête de se balancer pour le regarder, du haut de ses profonds yeux verts.

  • Jenny ? entama Roland en regardant le sol tant il Ă©tait gĂŞnĂ©.
  • Pose-moi ta question. lui rĂ©pondit-elle avec son sourire enfantin, comme si elle l’avait vu venir avant mĂŞme qu’il ne pense Ă  l’interpeller.
  • En tant qu’ami, j’aimerais… j’aimerais que tu me dises pourquoi tu portes un ruban vert autour du cou ? Je… je peux l’enlever ? Si c’est grave je dirai rien hein, juré !

Jenny arrêta de sourire un bref instant, mettant Roland encore plus mal à l’aise qu’il ne l’était déjà en se rendait compte qu’il avait l’air stupide de demander cela à son amoureuse. Poussé par le vice de la curiosité. Elle regarda le soleil couchant et répondit tout bas que c’était sans importance. Roland lui saisit le bras et l’implora, mais elle se détacha et descendit de la balançoire. « Tu le sauras plus tard, lorsque le moment sera enfin venu… plus tard. ».

Elle lui fit une bise sur la joue et s’éloigna vers sa maison loin à l’horizon.

Roland restant là quelques instants à regarder la balançoire aller et venir. Lorsque le clocher sonna six heures, il rejoignit sa mère dans le café en face du parc.

Roland et Jenny grandirent ensemble. Il était devenu un grand et beau garçon modèle. Elle, était devenue une grande et magnifique fille un peu rebelle mais si charmante.

Ils finirent par s’avouer leur amour et tombèrent profondément amoureux l’un de l’autre. Se déclarant leur amour dès que possible et appréciant chaque moment ensemble. Et malgré quelques évènements fâcheux avec leur ami Lenny, ils s’installèrent ensemble dans un appartement. C’est toujours comme ça quand deux amis d’un groupe tombent amoureux, il y a toujours des tensions qui se créent entre les autres.

Mais Roland et Jenny ne s’en souciaient guère, ils s’étaient même jurés de toujours faire tout pour l’autre, de ne jamais rien se cacher ni se refuser.

Rien se cacher. Rien se refuser. Cette phrase résonnait dans la tête de Roland comme un ordre, consciente que le ruban était toujours autour du cou de Jenny. « Vas-y, redemandes lui… » murmurait le fantôme de sa curiosité, au fond de son cœur de jeune-homme.

Ce jour-là elle écrivait une lettre, assise à son bureau dans leur appartement. Il entra dans la pièce et la regarda quelques instants. C’était surprenant comme ce ruban vert donnait à cette scène un contexte malsain ; dégageait une aura noire qui ordonnait à Roland de ne pas faire un pas de plus vers son amour.

Le regard de Roland se détourna, tombant sur une photo posée sur le buffet. Il ne l’avait jamais vu auparavant. En fait peut-être n’avait-elle jamais été là auparavant.

C’était Jenny, avec sa mère et son père, devant leur immense maison sur la colline. Il se rendit compte qu’il n’avait jamais connu les parents de Jenny. Elle en avait toujours parlé de loin, n’avais jamais voulu leur présenter Roland. Cette photo était merveilleuse, car Jenny ne portait pas de ruban dessus. Elle était encore si jeune, cela lui rappela leurs enfance, avant qu’elle ne l’ait autour du cou.

La main de Roland se saisit de la photo et la mit dans la poche de sa veste. Avant de sortir de la pièce, il se retourna vers Jenny. La voix de la curiosité reprit de plus belle. Il se mit alors en marche vers elle doucement. Quand elle s’aperçut qu’il était là elle cacha la lettre dans le tiroir du bureau.

Roland posa ses mains sur ses épaules. De chaque coté du serpent de soie fermement enroulé, faisant siffler sa langue en guise de menace. Roland posa la question à Jenny discrètement, au détour d’une phrase.

Mais la réponse fut la même qu’à chaque fois : « Tu sauras le moment venu. ».

Déjà adultes désormais. Roland avait désormais un travail honnête en tant qu’employé de bureau dans un journal, Jenny, elle, préférait rester à la maison. Elle semblait préoccupée ces derniers temps. Par quelque chose d’extérieur à leur couple.

Ce soir Roland avait du travail. Il était très tard, et le désormais vieux clocher d’Allenski ne tarderait à sonner minuit. C’était une des nombreuses heures supplémentaires qui étaient nécessaires pour faire vivre cette famille. Roland était assis sur sa chaise, fixant son écran, cherchant un petit bout de papier pour prendre des notes. Sa main se balada dans les poches de sa veste, et il tomba sur une photo qui avait eu la chance d’échapper à la machine à laver : celle de Jenny et ses parents. Le cadre s’était brisé, rayant cette photo de longues fissures blanches qui sillonnaient Jenny.

Roland retira la photo et regarda au dos de celle-ci. Il y avait quelques mots manuscrits qu’il n’avait jamais remarqué auparavant : « Pour ma magnifique Jenny Rogan, joyeux anniversaire. Ton père qui t’aime. ».

Ton père qui t’aime…

La liste des archives du journal était devant Roland, il pouvait rechercher n’importe quel terme et sortir tous les articles concernés, n’importe quel terme.

« Jenny Rogan » ; « Rechercher ».

Les années passèrent, Jenny et Roland décidèrent de se marier. Le nom de jeune fille « Rogan » tomba dans l’oubli, emportant avec lui le lourd secret du ruban vert et tout ce qui l’entourait.

Ils firent leur lune de miel dans une petite maison loin de la ville où ils avaient l’habitude d’aller, quelque part dans Maevaet’s View. Et durant tout ce temps Roland n’aborda jamais la question du ruban vert, en tant que mari bienveillant et attentionné, comme il l’avait toujours été, comme il le sera toujours.

Quand ils rentrèrent, Jenny s’allongea sur le lit, les yeux quasi-clos, et Roland la rejoignit sans faire de bruit. Ils restèrent longtemps là, à se fixer. Roland admirant les magnifiques yeux verts de Jenny, et elle en faisant de même. Quelqu’un a dit que « les yeux sont le reflet de l’âme ». Certaines personnes doivent sans doute pouvoir lire en vous comme dans un livre ouvert, simplement en vous fixant dans les yeux. Dans le fond, Jenny devait faire parti de ces personnes.

Elle baissa les yeux lorsqu’elle vit l’éternelle question de Roland venir sur ses lèvres.

  • Jenny, nous sommes dĂ©sormais mariĂ©s, je pense que le moment est venu pour que tu…
  • Non. coupa-t-elle froidement.
  • Mais pourquoi ma puce ? s’exaspĂ©ra Roland en la saisissant par les bras.
  • S’il te plait, ne m’appelle pas « puce », je n’ai jamais aimĂ© ça. Maintenant mon amour Ă©coute, le moment n’est pas encore venu. Tu le sauras lorsque ce moment viendra, tu le verras venir de loin. Ce n’est pas quelque chose qui s’officialise, c’est une tranche de vie, un moment exceptionnel, tu comprends ? Ce jour-lĂ  tu sauras au fond de ton cĹ“ur qu’il est temps… Maintenant dors mon amour.

Elle l’embrassa et se retourna vers la fenêtre. Roland se retourna lui-aussi et ferma les yeux. « Une tranche de vie », voilà ce que représentait le plus lourd secret qu’il avait connu de son existence, aux yeux de Jenny : quelques minutes dans une vie.

Pendant qu’il partait au monde des songes, il repensa au nombre d’années qui s’écoulerait avant que cette tranche de vie n’arrive enfin. Avant que ce monstre de curiosité ne laisse enfin Roland tranquille.

Alors il attendit, se levant chaque jour l’espoir en tête, se couchant chaque soir la déception au ventre.

La retraite arriva avant la tranche de vie. Chaque jour Roland dépérissait un peu plus, tué par le lourd fardeau qu’il traînait. Un fardeau en soie, dont la couleur verte n’était que celle du poison mortel qui s’écoulait dans ses veines.

Puis vint ladite tranche de vie, enfin, celle tant attendue. C’était par une nuite fraîche au ciel sombre, un peu comme n’importe quelle nuit. Comme si c’était n’importe quelle nuit.

Ce soir-là, Roland passait la soirée chez des amis, pour ne pas avoir à penser au ruban vert, comme ce fut le cas les soixante-quatorze dernières années de sa vie.

Jenny, elle, était restée à la maison. Elle avait de la fièvre et était trop fatiguée pour venir. Elle préférait se reposer légèrement. Roland eut du mal à la quitter ce soir-là, pensant à chaque instant au fait qu’il pouvait revenir, et la trouver morte dans son lit. Ne pouvant alors jamais assouvir sa curiosité, et mourrant d’avoir consacré sa vie à une question dont il n’aurait jamais la réponse.

Il chassa ces mauvaises idées, ouvrit la portière, et se mit en route.

La soirée était ennuyeuse à mourir. Ne se passait un instant sans que Roland ne pense au ruban vert, priant Dieu pour qu’il ai le temps de revenir, que rien de mal n’arrive à la belle Jenny. Ah, Jenny… malgré la simplicité et l’innocence de ses paroles elle avait eu le mot de la fin. Roland savait que c’était ce soir que tout prendrait fin.

Autour de lui, tout le monde était parti à table, alors il se leva du canapé pour les rejoindre. Lorsqu’il fut en route il entendit le téléphone sonner dans le salon, et quelqu’un décrocha. Il resta quelques instants sur place, sans bouger.

Le monde s’était soudainement mis en pause. Lorsque Roland fut appelé par son ami, son sang se glaça d’effroi.

C’était le docteur de Jenny, la fièvre avait soudainement empiré pour une raison qui lui était inconnue, « c’est sans doute un virus » avait-il dit. Toujours est-il, elle était désormais gravement malade. Plus aucun doute, ses minutes étaient comptées, et elle réclamait son mari à son chevet. Le Dr. Kuhrer était un bon médecin, et Roland savait qu’aujourd’hui, son diagnostic se révélerait exact.

Roland fonça vers sa voiture et démarra du plus vite qu’il le put.

La route semblait se faire avaler par le capot de la voiture, de plus en plus vite. Roland était pensif, il repensait à cet article, à la mort des parents de Jenny ; à la manière dont ce père sombre et fort avait dérapé un soir et avait tué sa femme avant de se suicider. Cette photo de ce corps pendant à une poutre dans le grenier de cette immense maison.

Roland grillait feu sur feu, priant pour éviter de croiser un policier trop curieux, ou quiconque qui pourrait ;

Le bruit des pneus hurlants sur la route se firent entendre aux alentours. Le lourd bruit de ce camion freinant avec rage suivit de peu.

Roland resta là à regarder la route de ses yeux écarquillés. Il sortit de sa voiture, frôlée il y a quelques instants par ce poids-lourd, et regarda sa maison à quelques mètres de là. Dire qu’il aurait pu mourir à une si petite distance de « la tranche de vie ». Il pouvait presque la sentir d’ici, la toucher. La voir.

Il courut sous le porche de sa maison, tremblant en faisant tourner les clés dans la serrure. Il monta les marches quatre à quatre et aperçut enfin la porte de leur chambre ouverte.

Jenny était dans son lit, le docteur sortit de la chambre. Elle lui dit alors de venir s’asseoir près d’elle, d’une voix cassée.

Roland caressa son doux visage, et regarda ses profonds yeux verts. C’était sans aucun doute la dernière fois qu’il en aurait l’occasion.

  • Roland, mon amour, tu sais que le moment est dĂ©sormais venu. L’heure de te dire l’entière vĂ©ritĂ©. Je…je n’aurais malheureusement pas le temps de te raconter l’histoire dans son ensemble, alors je vais te demander de… (elle toussa) …de retirer le ruban vert, et de comprendre par toi-mĂŞme. Tu comprendras pourquoi il a fallu près de soixante-dix ans pour te libĂ©rer de ce monstre qui brĂ»lait dans tes yeux… ce…

Elle ferma les siens. Il la saisit par les épaules et la secoua légèrement. Elle respira trois fois lentement et revint à elle.

  • Je savais pour ce qui t’est arrivĂ© Jenny, je savais pour ton père, c’était… c’était un monstre. Oh ma Jenny. dĂ©clara Roland, sentant son cĹ“ur se resserrer mot après mot.
  • Mon père est la personne la plus aimante que j’ai rencontrĂ©, tu comprendras peut-ĂŞtre un jour que le soir oĂą il a dĂ©rapĂ© n’était pas comme les autres… je…

Elle ferma les yeux, peut-être définitivement. Le silence envahit la petite chambre. Roland admira une dernière fois la belle Jenny, et posa ses mains sur le ruban vert.

Il commença alors à le dénouer, du plus lentement qu’il le put. Le temps n’avait plus de réelle valeur désormais. Roland avait vécu toute sa vie pour vivre l’instant présent. Celui où ses doigts enlèveraient le ruban de soie qui entourait le cou de Jenny Rogan. Sa vie n’avait désormais plus de but, plus de raison d’être.

Le ruban était bien serré, mais il se détacha enfin. Volant par la fenêtre comme un papillon qui s’envole au loin, sachant qu’il n’est qu’un être éphémère qui a accomplit sa journée. Prêt à mourir dans quelques instants.

La pluie continuait à tomber, et le son de la foudre frappant trois fois résonna dans la nuit, comme les trois coups de théâtre achevant une magistrale pièce.

Et le son de la tête de Jenny, roulant sur le parquet loin de son corps, résonna au loin dans la nuit, comme une révérence tirée par la plus brillante actrice que la vie ai connue.

Roland s’allongea au sol. Tout était fini désormais.

© 2020 - Emma Fabre - About

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Elle s’appelait Jenny, il s’appelait Roland.

Roland était un garçon roux, gentil et attentionné. Quelqu’un de bien en somme.

Quant à elle, c’était une fille brune, au visage fin et aux yeux d’un merveilleux vert. Une jolie fille mature comme les parents en rêvent souvent.

Ils formaient un merveilleux couple à eux deux. Le genre qui parle mariage dès leur plus jeune age, comme on en voit tant dans les petites villes, comme Allenski.

Leur longue histoire commence alors qu’ils n’étaient encore qu’à l’école primaire. Jenny avait rencontré, il y a quelques temps, deux garçons très gentils, dont un était Roland. C’était à une époque où autour du cou de Jenny ne se trouvait encore rien. Mais cela est une autre histoire.

Puis fut un jour où elle arriva à l’école avec ce beau ruban autour du cou. Mais un ruban à des lieues de ceux que mettent les autres petites filles. Un ruban qui resta là jour après jour, semaines après semaines, mois après mois.

Cela faisait désormais quelques temps que Roland avait remarqué ce ruban vert, le fixant autour du cou de sa bien-aimée, mais sans jamais trop vouloir en savoir plus. Seulement commençait à germer en son cœur d’enfant une curiosité qui se mit en tête de le ronger petit à petit jusqu’à ce qu’il daigne aller la voir. Jusqu’au moment où il oserait lui poser la question.

Et effectivement, un jour, il se décida à aller lui parler.

C’était un vendredi soir. Tous les enfants étaient sortis de l’école depuis de longues heures ; et tous jouaient partout dans Allenski. Jenny jouait sur une balançoire du parc, comme elle aimait le faire chaque jour. Il s’approcha d’elle à pas de loup, cachant sa gêne. Jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive de sa présence et arrête de se balancer pour le regarder, du haut de ses profonds yeux verts.

  • Jenny ? entama Roland en regardant le sol tant il Ă©tait gĂŞnĂ©.
  • Pose-moi ta question. lui rĂ©pondit-elle avec son sourire enfantin, comme si elle l’avait vu venir avant mĂŞme qu’il ne pense Ă  l’interpeller.
  • En tant qu’ami, j’aimerais… j’aimerais que tu me dises pourquoi tu portes un ruban vert autour du cou ? Je… je peux l’enlever ? Si c’est grave je dirai rien hein, juré !

Jenny arrêta de sourire un bref instant, mettant Roland encore plus mal à l’aise qu’il ne l’était déjà en se rendait compte qu’il avait l’air stupide de demander cela à son amoureuse. Poussé par le vice de la curiosité. Elle regarda le soleil couchant et répondit tout bas que c’était sans importance. Roland lui saisit le bras et l’implora, mais elle se détacha et descendit de la balançoire. « Tu le sauras plus tard, lorsque le moment sera enfin venu… plus tard. ».

Elle lui fit une bise sur la joue et s’éloigna vers sa maison loin à l’horizon.

Roland restant là quelques instants à regarder la balançoire aller et venir. Lorsque le clocher sonna six heures, il rejoignit sa mère dans le café en face du parc.

Roland et Jenny grandirent ensemble. Il était devenu un grand et beau garçon modèle. Elle, était devenue une grande et magnifique fille un peu rebelle mais si charmante.

Ils finirent par s’avouer leur amour et tombèrent profondément amoureux l’un de l’autre. Se déclarant leur amour dès que possible et appréciant chaque moment ensemble. Et malgré quelques évènements fâcheux avec leur ami Lenny, ils s’installèrent ensemble dans un appartement. C’est toujours comme ça quand deux amis d’un groupe tombent amoureux, il y a toujours des tensions qui se créent entre les autres.

Mais Roland et Jenny ne s’en souciaient guère, ils s’étaient même jurés de toujours faire tout pour l’autre, de ne jamais rien se cacher ni se refuser.

Rien se cacher. Rien se refuser. Cette phrase résonnait dans la tête de Roland comme un ordre, consciente que le ruban était toujours autour du cou de Jenny. « Vas-y, redemandes lui… » murmurait le fantôme de sa curiosité, au fond de son cœur de jeune-homme.

Ce jour-là elle écrivait une lettre, assise à son bureau dans leur appartement. Il entra dans la pièce et la regarda quelques instants. C’était surprenant comme ce ruban vert donnait à cette scène un contexte malsain ; dégageait une aura noire qui ordonnait à Roland de ne pas faire un pas de plus vers son amour.

Le regard de Roland se détourna, tombant sur une photo posée sur le buffet. Il ne l’avait jamais vu auparavant. En fait peut-être n’avait-elle jamais été là auparavant.

C’était Jenny, avec sa mère et son père, devant leur immense maison sur la colline. Il se rendit compte qu’il n’avait jamais connu les parents de Jenny. Elle en avait toujours parlé de loin, n’avais jamais voulu leur présenter Roland. Cette photo était merveilleuse, car Jenny ne portait pas de ruban dessus. Elle était encore si jeune, cela lui rappela leurs enfance, avant qu’elle ne l’ait autour du cou.

La main de Roland se saisit de la photo et la mit dans la poche de sa veste. Avant de sortir de la pièce, il se retourna vers Jenny. La voix de la curiosité reprit de plus belle. Il se mit alors en marche vers elle doucement. Quand elle s’aperçut qu’il était là elle cacha la lettre dans le tiroir du bureau.

Roland posa ses mains sur ses épaules. De chaque coté du serpent de soie fermement enroulé, faisant siffler sa langue en guise de menace. Roland posa la question à Jenny discrètement, au détour d’une phrase.

Mais la réponse fut la même qu’à chaque fois : « Tu sauras le moment venu. ».

Déjà adultes désormais. Roland avait désormais un travail honnête en tant qu’employé de bureau dans un journal, Jenny, elle, préférait rester à la maison. Elle semblait préoccupée ces derniers temps. Par quelque chose d’extérieur à leur couple.

Ce soir Roland avait du travail. Il était très tard, et le désormais vieux clocher d’Allenski ne tarderait à sonner minuit. C’était une des nombreuses heures supplémentaires qui étaient nécessaires pour faire vivre cette famille. Roland était assis sur sa chaise, fixant son écran, cherchant un petit bout de papier pour prendre des notes. Sa main se balada dans les poches de sa veste, et il tomba sur une photo qui avait eu la chance d’échapper à la machine à laver : celle de Jenny et ses parents. Le cadre s’était brisé, rayant cette photo de longues fissures blanches qui sillonnaient Jenny.

Roland retira la photo et regarda au dos de celle-ci. Il y avait quelques mots manuscrits qu’il n’avait jamais remarqué auparavant : « Pour ma magnifique Jenny Rogan, joyeux anniversaire. Ton père qui t’aime. ».

Ton père qui t’aime…

La liste des archives du journal était devant Roland, il pouvait rechercher n’importe quel terme et sortir tous les articles concernés, n’importe quel terme.

« Jenny Rogan » ; « Rechercher ».

Les années passèrent, Jenny et Roland décidèrent de se marier. Le nom de jeune fille « Rogan » tomba dans l’oubli, emportant avec lui le lourd secret du ruban vert et tout ce qui l’entourait.

Ils firent leur lune de miel dans une petite maison loin de la ville où ils avaient l’habitude d’aller, quelque part dans Maevaet’s View. Et durant tout ce temps Roland n’aborda jamais la question du ruban vert, en tant que mari bienveillant et attentionné, comme il l’avait toujours été, comme il le sera toujours.

Quand ils rentrèrent, Jenny s’allongea sur le lit, les yeux quasi-clos, et Roland la rejoignit sans faire de bruit. Ils restèrent longtemps là, à se fixer. Roland admirant les magnifiques yeux verts de Jenny, et elle en faisant de même. Quelqu’un a dit que « les yeux sont le reflet de l’âme ». Certaines personnes doivent sans doute pouvoir lire en vous comme dans un livre ouvert, simplement en vous fixant dans les yeux. Dans le fond, Jenny devait faire parti de ces personnes.

Elle baissa les yeux lorsqu’elle vit l’éternelle question de Roland venir sur ses lèvres.

  • Jenny, nous sommes dĂ©sormais mariĂ©s, je pense que le moment est venu pour que tu…
  • Non. coupa-t-elle froidement.
  • Mais pourquoi ma puce ? s’exaspĂ©ra Roland en la saisissant par les bras.
  • S’il te plait, ne m’appelle pas « puce », je n’ai jamais aimĂ© ça. Maintenant mon amour Ă©coute, le moment n’est pas encore venu. Tu le sauras lorsque ce moment viendra, tu le verras venir de loin. Ce n’est pas quelque chose qui s’officialise, c’est une tranche de vie, un moment exceptionnel, tu comprends ? Ce jour-lĂ  tu sauras au fond de ton cĹ“ur qu’il est temps… Maintenant dors mon amour.

Elle l’embrassa et se retourna vers la fenêtre. Roland se retourna lui-aussi et ferma les yeux. « Une tranche de vie », voilà ce que représentait le plus lourd secret qu’il avait connu de son existence, aux yeux de Jenny : quelques minutes dans une vie.

Pendant qu’il partait au monde des songes, il repensa au nombre d’années qui s’écoulerait avant que cette tranche de vie n’arrive enfin. Avant que ce monstre de curiosité ne laisse enfin Roland tranquille.

Alors il attendit, se levant chaque jour l’espoir en tête, se couchant chaque soir la déception au ventre.

La retraite arriva avant la tranche de vie. Chaque jour Roland dépérissait un peu plus, tué par le lourd fardeau qu’il traînait. Un fardeau en soie, dont la couleur verte n’était que celle du poison mortel qui s’écoulait dans ses veines.

Puis vint ladite tranche de vie, enfin, celle tant attendue. C’était par une nuite fraîche au ciel sombre, un peu comme n’importe quelle nuit. Comme si c’était n’importe quelle nuit.

Ce soir-là, Roland passait la soirée chez des amis, pour ne pas avoir à penser au ruban vert, comme ce fut le cas les soixante-quatorze dernières années de sa vie.

Jenny, elle, était restée à la maison. Elle avait de la fièvre et était trop fatiguée pour venir. Elle préférait se reposer légèrement. Roland eut du mal à la quitter ce soir-là, pensant à chaque instant au fait qu’il pouvait revenir, et la trouver morte dans son lit. Ne pouvant alors jamais assouvir sa curiosité, et mourrant d’avoir consacré sa vie à une question dont il n’aurait jamais la réponse.

Il chassa ces mauvaises idées, ouvrit la portière, et se mit en route.

La soirée était ennuyeuse à mourir. Ne se passait un instant sans que Roland ne pense au ruban vert, priant Dieu pour qu’il ai le temps de revenir, que rien de mal n’arrive à la belle Jenny. Ah, Jenny… malgré la simplicité et l’innocence de ses paroles elle avait eu le mot de la fin. Roland savait que c’était ce soir que tout prendrait fin.

Autour de lui, tout le monde était parti à table, alors il se leva du canapé pour les rejoindre. Lorsqu’il fut en route il entendit le téléphone sonner dans le salon, et quelqu’un décrocha. Il resta quelques instants sur place, sans bouger.

Le monde s’était soudainement mis en pause. Lorsque Roland fut appelé par son ami, son sang se glaça d’effroi.

C’était le docteur de Jenny, la fièvre avait soudainement empiré pour une raison qui lui était inconnue, « c’est sans doute un virus » avait-il dit. Toujours est-il, elle était désormais gravement malade. Plus aucun doute, ses minutes étaient comptées, et elle réclamait son mari à son chevet. Le Dr. Kuhrer était un bon médecin, et Roland savait qu’aujourd’hui, son diagnostic se révélerait exact.

Roland fonça vers sa voiture et démarra du plus vite qu’il le put.

La route semblait se faire avaler par le capot de la voiture, de plus en plus vite. Roland était pensif, il repensait à cet article, à la mort des parents de Jenny ; à la manière dont ce père sombre et fort avait dérapé un soir et avait tué sa femme avant de se suicider. Cette photo de ce corps pendant à une poutre dans le grenier de cette immense maison.

Roland grillait feu sur feu, priant pour éviter de croiser un policier trop curieux, ou quiconque qui pourrait ;

Le bruit des pneus hurlants sur la route se firent entendre aux alentours. Le lourd bruit de ce camion freinant avec rage suivit de peu.

Roland resta là à regarder la route de ses yeux écarquillés. Il sortit de sa voiture, frôlée il y a quelques instants par ce poids-lourd, et regarda sa maison à quelques mètres de là. Dire qu’il aurait pu mourir à une si petite distance de « la tranche de vie ». Il pouvait presque la sentir d’ici, la toucher. La voir.

Il courut sous le porche de sa maison, tremblant en faisant tourner les clés dans la serrure. Il monta les marches quatre à quatre et aperçut enfin la porte de leur chambre ouverte.

Jenny était dans son lit, le docteur sortit de la chambre. Elle lui dit alors de venir s’asseoir près d’elle, d’une voix cassée.

Roland caressa son doux visage, et regarda ses profonds yeux verts. C’était sans aucun doute la dernière fois qu’il en aurait l’occasion.

  • Roland, mon amour, tu sais que le moment est dĂ©sormais venu. L’heure de te dire l’entière vĂ©ritĂ©. Je…je n’aurais malheureusement pas le temps de te raconter l’histoire dans son ensemble, alors je vais te demander de… (elle toussa) …de retirer le ruban vert, et de comprendre par toi-mĂŞme. Tu comprendras pourquoi il a fallu près de soixante-dix ans pour te libĂ©rer de ce monstre qui brĂ»lait dans tes yeux… ce…

Elle ferma les siens. Il la saisit par les épaules et la secoua légèrement. Elle respira trois fois lentement et revint à elle.

  • Je savais pour ce qui t’est arrivĂ© Jenny, je savais pour ton père, c’était… c’était un monstre. Oh ma Jenny. dĂ©clara Roland, sentant son cĹ“ur se resserrer mot après mot.
  • Mon père est la personne la plus aimante que j’ai rencontrĂ©, tu comprendras peut-ĂŞtre un jour que le soir oĂą il a dĂ©rapĂ© n’était pas comme les autres… je…

Elle ferma les yeux, peut-être définitivement. Le silence envahit la petite chambre. Roland admira une dernière fois la belle Jenny, et posa ses mains sur le ruban vert.

Il commença alors à le dénouer, du plus lentement qu’il le put. Le temps n’avait plus de réelle valeur désormais. Roland avait vécu toute sa vie pour vivre l’instant présent. Celui où ses doigts enlèveraient le ruban de soie qui entourait le cou de Jenny Rogan. Sa vie n’avait désormais plus de but, plus de raison d’être.

Le ruban était bien serré, mais il se détacha enfin. Volant par la fenêtre comme un papillon qui s’envole au loin, sachant qu’il n’est qu’un être éphémère qui a accomplit sa journée. Prêt à mourir dans quelques instants.

La pluie continuait à tomber, et le son de la foudre frappant trois fois résonna dans la nuit, comme les trois coups de théâtre achevant une magistrale pièce.

Et le son de la tête de Jenny, roulant sur le parquet loin de son corps, résonna au loin dans la nuit, comme une révérence tirée par la plus brillante actrice que la vie ai connue.

Roland s’allongea au sol. Tout était fini désormais.

© 2020 - Emma Fabre - About