Autopergamene

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Les Ténèbres qui Luisent dans nos Esprits

Published 13 years ago
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Elle — leva la tête de ses feuilles et regarda son ami assis derrière son bureau à quelques mètres d’elle. Ce soir, ils n’étaient que deux dans ces bureaux, y laissant planer un silence de plomb.

« Je vais au distributeur, tu veux quelque chose ? » lui fit-il en passant. Elle accepta volontiers et lui demanda la première chose à grignoter qu’il trouverait.

Elle le regarda s’éloigner. Sous de faux airs de collègue jaloux, elle était convaincue qu’il la désirait. Sinon pourquoi serait-il resté tard ce soir, rien qu’avec elle ?

Tard ce soir… elle était si fatiguée. Elle posa alors la tête sur son dossier rempli de documents importants. Histoire de fermer les yeux quelques instants. Juste quelques instants.

Un bruit lourd attira son attention, la ramenant du plus profond de son sommeil. Elle leva la tête et scruta les alentours. Combien de temps s’était-elle endormie ? Elle sentait encore sur sa joue la marque de la ficelle fermant le dossier. Sans faire de bruits, elle se leva de son fauteuil et décida d’aller voir d’où provenait ce tintement métallique et régulier. Juste, voir sa mort en face, rien de plus.

Quand elle fut face à la porte du couloir, son ami l’ouvrit lentement. Il était adossé contre le distributeur, tapant avec ses clés sur le coté du distributeur. La fixant d’un regard vidé de toute compassion, de tout désir ; si ce n’était celui de foncer sur elle et de la pousser de toutes ses forces vers une des grandes vitres de cet étage.

Elle fut entraînée, ne pouvant lutter contre lui et contre la force qu’il mettait contre elle. Son corps traversa la vitre et s’éloigna lentement de l’immeuble. Dans sa vision du monde au ralenti, elle crut pendant un instant s’être arrêtée en l’air. Comme dans un vulgaire dessin-animé, où la chute ne serait miraculeusement pas fatale.

Elle retomba d’un coup sec. Le vent sifflait dans ses oreilles, son poids lui paraissait décuplé. Elle sentait ses organes se plaquer dans sa cage thoracique. « Plus qu’une centaine d’étages » se disait-elle, ne sachant si ces paroles étaient rassurantes ou bien terrifiantes.

Un bruit de réacteur s’approchant lui parvint à l’oreille, mais ce n’en était pas un. Loin de là. Ce n’était que le bitume ouvrant sa gueule en grand pour ne faire qu’une bouchée d’elle.

Elle n’eut pas le temps de réagir. Son cœur s’arrêta quelques secondes avant de toucher le sol. Juste avant que tous ses os se brisent en cœur. Tout se stoppa une fraction de seconde plus tard.

Le téléphone sonna dans la petite chambre close. Bruce se réveilla et se redressa sur son lit pour décrocher. Les paupières encore collés, il écouta la voix imposante de son supérieur lui annonçant la découverte d’une mort suspecte sur laquelle enquêter.

Encore dans la brume du matin, Bruce sortit de son lit en enfilant le T-Shirt traînant par terre. Il se plaça devant la fenêtre, comme chaque matin. Repensant à son cauchemar encore frais, tout en fixant la merveilleuse aube de ce lundi.

La femme était à terre dans un triste état. Elle était pourtant jeune et sûrement brillante, ce qui rendait ce meurtre encore plus tragique qu’il ne l’était déjà. Car c’était un meurtre, aucun doute là dessus : on l’avait poussé. Mieux, le tueur était resté sur place en attendant que quelqu’un vienne pour l’arrêter. Le pauvre n’avait aucun motif valable si ce n’était de convoiter un tant sois peu -comme quiconque l’aurait fait- la place de cette femme.

Au vu des circonstances, cela avait sûrement été fait dans un accès violent de rage.

Voilà, affaire classée.

Le dit tueur passa devant Bruce, escorté par des policiers. « Ce mec est un enfoiré. » déclara l’adjointe de Bruce, dans le métier depuis un an ou deux seulement. Elle en verrait des plus dures avec le temps, la jeune Anna manquait simplement d’expérience et rien de plus. A vrai dire, ce n’était peut-être même pas lui, qui sait ?

Les brancardiers saisissèrent le corps de la victime et la placèrent dans son sac noir. Bruce aperçut brièvement la blessure faite sur son torse. C’était un sept, fait avec une lame sans doute. Ce n’était sûrement pas la chute qui l’avait fait, ça c’était sûr, cela pouvait être n’importe qui étant passé devant ce corps tôt ce matin. Ce qui, évidemment, n’aidait pas.

Peu importe, Bruce verrait tout cela à tête reposée, tranquillement assis à son bureau. Ce n’était après tout qu’une mort isolée, rien de plus. Mieux, un suspect était déjà arrêté.

« Cigarette ? » lui lança Anna, cachée derrière un petit nuage de fumée.

Bruce regarda le paquet blanc, sourcils froncés. Une petite voix au fond de lui murmurait de prendre une cigarette, là, du bout de ses doigts. « Non, j’essaye d’arrêter » fit-il en souriant, passant cette voix sous silence.

Le soleil ne venait qu’à peine de se lever. C’était une bien belle semaine qui s’annonçait.

Elle — regarda son fils rentrer à la maison. Il était déjà si tard. « Tu ne devrais pas rentrer tard, tu sais ! » lui signala-t-elle quand il passa derrière son fauteuil. Il lui murmura quelques paroles méprisantes et monta dans sa chambre. Qu’à cela ne tienne, elle lui ferait la morale plus tard. Oh… ou pas.

Il était si grand désormais, et elle si vieille devant lui. Elle en avait plus qu’assez de lui courir après, de le sermonner. Son ‘grand garçon’ faisait amplement parti du taux de délinquance, voir de criminalité, et elle le savait bien. Et quoi qu’il arrive, elle n’y pouvait désormais plus grand chose.

Elle se détendit dans son fauteuil et ferma les yeux devant la télé allumée, comme tous les soirs.

Des bruits de pas lents firent craquer le parquet, mais ce n’était à tous les coups que son fils ingrat qui ressortait en douce de la maison, pour ne rentrer que le lendemain matin, comme tous les soirs.

Le coup l’acheva. Lorsque la pelle fit marche arrière et revint d’un coup sec la frapper à nouveau, encore et encore, elle était déjà morte.

Son fils lâcha la pelle et s’écroula au sol en pleurs, regardant ce qu’il venait de faire. A sa droite le sang projeté sur la télé en face du fauteuil s’écoulait lentement. Il lui semblait entendre le bruit de la goutte glissant contre le verre, comme si c’était une longue plainte de l’âme de sa défunte mère. Comme si son âme grattait un compas contre un tableau à craie.

« C’est bien » murmura cette voix malsaine qui résonnait dans son esprit. « Tu as été parfait, mais il reste encore tant de choses à faire. ».

Le spectacle qui s’offrait à Bruce était surprenant tout autant que saisissant. La jeune femme incisée sur la table d’opération, dévoilant l’intérieur d’un abdomen en charpie.

Il se passa la main sur le visage pour y ancrer son air exaspéré. « Et pour le sept ? » demanda-t-il paré au pire.

Le biper sonna au moment où le légiste s’apprêtait à répondre à sa question. Ce n’était de toute manière pas bien grave, celui ci n’avait pas l’air d’en savoir beaucoup plus que lui.

La voiture de police traversa la ville de part en part pour enfin arriver au domicile de la victime. Lorsque la porte de celui-ci s’ouvrit, Bruce eut la fâcheuse impression de revenir sur le lieu d’un meurtre précèdent. Comme c’était si souvent le cas. Tant de morts se ressemblent, après tout.

Le meurtrier se tenait dans un coin du salon, les yeux écarquillés sur le corps de sa mère battue à mort avec une pelle. Deux policiers tentaient bien d’en tirer quelque chose, mais en vain : le choc l’avait rendu incapable de tenir un discours compréhensible et cohérent.

Bruce fit le tour de la scène, il était sûr qu’il n’y avait pas eu préméditation. En cas contraire tout aurait été mieux rangé, mieux caché, mieux pensé. Simplement mieux.

Il regarda le corps de la victime et ses mains se posèrent sur les boutons de sa chemise de nuit, les enlevant peu à peu. Anna le regardait comme un pervers ou un fou, jusqu’à ce que la chemise de nuit s’ouvre, dévoilant un six lacéré entre les deux seins de la vieille femme.

Dans la pièce, aucun couteau, aucune lame ou arme contendante quelle qu’elle soit. Il n’y avait que la police, et un criminel clamant son innocence.

Bruce était seul dans son bureau, retournant cette affaire dans tous les sens possibles et imaginables, tentant d’en trouver une issue plausible. Il ferma les yeux, peut-être devenait-il trop vieux pour tout cela, peut-être qu’il avait perdu son talent d’antan. Il ouvrit le tiroir droit de son bureau et en sortit une enveloppe qu’il regardait avec amertume. Après tout, peut-être devrait-il…

La porte s’ouvrit et Anna entra. Il rangea l’enveloppe en vitesse. « Alors ? » demanda-t-il pendant qu’elle prenait place. Elle leva la tête et après un court laps de temps répondit : « Globalement, mis à part répéter ne pas avoir tué sa mère, ce que la science a contredit, il ne nous a rien appris de plus, et je doute que nous en tirions quelque chose. La même chose que pour l’autre, en somme. ».

Bruce frappa du poing le bureau, envoyant voler une boite de stylos. « BORDEL DE MERDE ! » s’écria-t-il. Cette affaire lui échappait, quelque chose n’était pas cohérent dans toute cette histoire.

Elle fit le tour du bureau et s’assit à côté de lui en le prenant doucement par les épaules, comme on réconforterait un enfant qui a perdu son jouet.

  • Hey, calmes-toi, ce n’est qu’une affaire classique, tu en as vu d’autres tu sais… murmura-t-elle pour le rassurer.
  • Non, non ! C’était pas pareil. Cette affaire, tout, j’ai déjà vu tout ça quelque part, tout m’est familier, et ça c’est pas normal.

Elle souffla d’exaspération et reprit : « Calmes-toi j’ai dis. Tu prends tout ça trop à cœur, rentre chez-toi et reposes-toi. Prend ça comme un conseil, ok ? »

Il se retourna vers elle et céda. Avant qu’il ne franchisse la porte il se retourna une dernière fois vers elle. « Anna » « Oui ? » « Tu sais que je t’aime, n’est-ce pas ? ». Elle ne répondit pas, mais son sourire était celui d’un oui.

La voilà seule dans le bureau. Une petite voix au fond d’elle lui fit prendre une feuille de bloc-notes, pour y inscrire quelques mots. Tant pis s’il ne les lira que plus tard.

Il était très tard, les rues étaient quasiment désertes.

Dire qu’à l’instant même, une personne était peut-être en train de mourir, sans que Bruce ne puisse rien y faire. C’était sûrement ce genre d’idée qui l’avait poussé à écrire cette lettre de démission qui au final, ne sortirais jamais de son tiroir droit : le sentiment amer d’être inutile.

Le feu passa au rouge. Un jeune homme s’engagea, accompagné de sa petite amie un peu plus jeune que lui. Ils s’embrassèrent au milieu de la route. A cette heure-ci, aucune voiture ne roulait, ils pouvaient profiter de leurs fantasmes amoureux en toute tranquillité.

Bruce les regarda, pensif, se demandant à quand remontait la dernière fois qu’Anna et lui s’étaient embrassés. Sûrement à des mois de cela. Il allait l’inviter sous peu, non mieux, dès ce soir. Et demain ils passeraient la plus belle soirée de leurs vies. Pour que tout redevienne comme avant. Comme dans leur jeunesse, quand ils vivaient encore dans cette petite maison près du lac. Quand ils se disaient encore que jamais ils ne quitteraient ce havre de paix.

Et où en étaient-ils désormais ? A vivre dans une ville pollué par la saleté et le crime ? A se voir entre deux enquêtes, dans un petit bureau, ou dans un appartement qui puait ? Etait-ce cela la vie dont ils rêvaient ? Dieu, non…

Bruce détourna le regard des deux adolescents. Trop de mauvais souvenirs remontaient. Et ce soir il n’avait pas la tête à ça. Non, il allait rentrer chez lui et dormir un peu. En oubliant toutes les promesses que lui et Anna s’étaient faites.

Les deux adolescents se détachèrent l’un de l’autre avec le sourire. Le garçon murmura quelques mots à sa petite amie : « Mon amour, je… ».

Ses mots furent emportés par un long bruit lourd et puissant : celui d’un camion passant sur son corps à pleine vitesse. Pour finir s’écraser contre un mur quelques secondes plus tard.

Le cœur encore serré, Bruce courut vers le corps du plus vite qu’il le pouvait ; pendant que la jeune adolescente hurlait tous ses poumons, le visage rouge et déchiré par les larmes.

Bruce resta là, au dessus du corps inanimé de ce jeune homme. Laissant couler cette larme le long de sa joue. Une larme que l’adolescente observa tomber sur le corps de feu son bien aimé, le long du cinq entaillé sur son torse dénudé.

Bruce observait la ville nocturne par sa fenêtre, tentant de comprendre comme un accident comme celui-ci pouvait être prémédité.

Comprendre comment. Comprendre pourquoi. N’importe quoi, mais juste, comprendre.

Il fit quelques pas en arrière et s’étala sur son matelas derrière-lui, admirant le plafond animé par le ventilateur.

Dans sa tête tourmentée, entre ces images de l’horrible accident qui venait de se dérouler, Bruce entraperçut le visage d’Anna. Oui, demain sera une bonne journée, quoi qu’il arrive. Alors sommeil, dépêches-toi d’étendre ton voile sur cette chambre, il y a des choses qui n’attendent pas.

L’horloge tournait très lentement. Bien qu’étant dans son bureau, Bruce ne pensait pas vraiment à l’enquête. De toute façon, aucune piste ne menait où que ce soit, les témoins étaient inexistants, les tueurs n’avaient aucun motif valable, et les corps n’avaient rien de spécial qui pourrait aider.

Un peu comme si tous ces meurtres avaient étés perpétrés par ces gens sans raison apparente, juste comme ça.

Les deux aiguilles se posèrent enfin en même temps sur le dix. Bruce se leva, prit son manteau et sortit du commissariat.

Elle l’attendait dans le vent froid de la nuit, devant chez elle. Là, adossée aux grilles de son immeuble, emmitouflée dans son manteau. Elle ressemblait à une prostituée dont Bruce était tombé amoureux dans sa toute jeunesse, ce qui excita une petite voix au fond de sa tête qui s’estompa aussi vite qu’elle était venue.

« Hey Bruce ! » s’exclama-t-elle quand elle l’aperçut.

  • Je croyais que tu avais oublié l’heure mon amour… continua-t-elle.
  • Non, je ne pouvais juste pas partir avant, rien de grave, je m’excuse.
  • Tu as vu le mot que je t’avais laissé sur ton bureau ?
  • Ton mot sur mon bureau ? Quel mot ?
  • Le mot que… oh, c’est pas grave, rien, oublie. répondit-elle avec un sourire qui se posa sur les lèvres de Bruce comme un papillon sur une branche : d’une douceur dont on aimerait qu’elle soit éternelle.

Les mains d’Anna s’accrochèrent à celles de son amour et les entraînèrent dans l’escalier qui menait à son appartement, quelques étages plus hauts.

Ils parlèrent de choses et d’autres, devant un excellent repas aux chandelles dont Anna avait le secret. Et Dieu sait qu’ils avaient tant de choses à se dire. Cela faisait si longtemps qu’ils ne s’étaient vus en dehors du travail, juste comme ça, en couple.

C’était même la première fois depuis des mois que Bruce avait l’occasion de la regarder dans les yeux, et de se dire qu’il avait une chance incommensurable d’avoir une femme comme elle dans sa vie, pour le sortir de ses nombreuses déprimes, pour s’occuper de lui, pour l’aimer.

Elle remarqua son regard amoureux, le repas était terminé. Elle se leva alors de sa chaise, et tout en déboutonnant son chemisier elle s’éloigna vers la chambre avec un regard de braise reflétant la lumière chaleureuse des chandelles.

Tout fut simplement merveilleux.

Bruce resta une ou deux petites heures avec elle, se rhabilla, l’embrassa et franchit la porte de l’appartement pour se diriger vers chez lui.

Même la prostituée qui attendait à l’arrêt de bus sur la rue d’en face parut lui sourire. Ou peut-être n’était-ce qu’une impression ? Oui, sans doute. Mais Bruce n’avait pas envie de voir la méchanceté qui se lisait dans son regard, il se contenta de marcher vers chez lui, sans se souciez de rien.

Il pouvait désormais mourir heureux, peu importait.

Le jour se couchait sur la ville, Bruce marchait dans les couloirs quasi-déserts du commissariat, se dirigeant vers son bureau. C’était une dure journée qu’il venait d’avoir, et s’assoire rien que quelques instants dans son fauteuil lui ferait le plus grand bien.

Lorsque la porte du bureau s’ouvrit, il vit que deux personnages avaient pris place en face de sa place.

Bruce prononça les habituelles formules, « Qui êtes-vous ? », « Que faites-vous dans mon bureau ? ». Lorsqu’il s’aperçut que l’un des deux hommes était Krieger, son supérieur, il se tût et s’installa sur sa chaise sans dire mot.

Krieger prit la parole par une phrase que Bruce connaissait, l’ayant prononcé un nombre incalculable de fois… « Où étiez vous hier soir, et avec qui ? ». Il ne se laissa pas déstabiliser et répondit d’un air détaché qu’il était avec Anna une bonne partie de la soirée.

  • Vers quelle heure êtes-vous parti de chez elle ? demanda l’autre homme, chauve, dans un beau costume.
  • Pourquoi diable me demandez-vous ça ? s’étonna-Bruce.
  • Répondez à la question, Bruce. déclara Krieger.
  • Et bien… je suis parti de chez elle vers minuit.

Les deux hommes se regardèrent alors, et le chauve sortit un dossier de sa valise. Il en feuilleta les pages brièvement et déclara qu’une femme attendant en face de l’appartement l’avait vu sortir vers deux heures du matin. « Ce n’était pas moi ! » s’insurga-Bruce.

Krieger ferma les yeux.

  • Nous… nous lui avons montré votre photo et elle vous a clairement reconnu Bruce. Ce n’est même pas la peine de nier, la parole du témoin vaut toujours plus que celle du suspect. déclara-t-il avec amertume.
  • Mais elle ment ! Elle ment putain !
  • Silence ! reprit-il, Bruce, avez-vous assassiné Anna Perkins hier soir aux alentours d’une heure du matin ?

Toutes les pensées qui s’affolaient dans le cerveau de Bruce s’éteignirent en cœur, comme si une soudaine panne de réflexion avait eu lieu. Seuls résonnaient deux mots dans sa tête : « Anna » « Morte ».

Au début il ne comprit pas bien, se coupant du monde réel durant quelques instants. Il voyait bien les lèvres des deux hommes bouger, mais n’entendait rien d’autre que ces deux mots.

Krieger tendit la main vers Bruce pendant que le son revenait peu à peu. « …tre badge et votre arme. » répéta-t-il.

Bruce s’exécuta et se leva de sa chaise, l’esprit en puzzle. Il prit son manteau et se dirigea vers la porte de ce qui était son bureau, il y avait à peine quelques minutes.

L’homme chauve se leva de sa chaise et prit la parole une dernière fois avant que Bruce ne franchisse la porte : « Partez, allez où vous le désirez, mais croyez-moi que lorsque j’aurais les preuves suffisantes pour vous inculper, je vous ferais payer très cher ce que vous avez osé faire à ma fille. Bonne journée, M. Bruce. »

Le monde s’écroulait autour de lui, il n’avait qu’une envie, rentrer chez lui dormir pour tout oublier. Se réveiller et se dire naïvement que tout n’était qu’un terrible cauchemar.

Ses yeux ne se fermaient pas. D’habitude la télé suffisait à l’assommer, mais pour une fois ce n’était pas le cas. En fait, il attendait que le journaliste parle de la mort d’Anna, il devait savoir ce qui était réellement arrivé.

« Tôt ce matin […] Anna Perkins […] violée et éviscérée ». La nouvelle tomba comme une enclume sur sa tête. Non, ça ne pouvait pas être lui, il n’aurait jamais fait cela, en était-il même capable ? Sûrement pas, et il devait bien y avoir quelque part, quelqu’un pour le dire.

Une idée noire lui vint alors à l’esprit, une question existentielle débutant par « Et si ? ».

Il se saisit de son téléphone et composa le numéro du médecin légiste. Ami de longue date, c’était le moment ou jamais de compter son lui.

Le rendez-vous fut fixé très tard le lendemain soir, Bruce s’allongea sur son lit et ferma les yeux sans se soucier de la télé allumée. Quelque chose le préoccupait, mais aujourd’hui, il en avait eu assez.

Il, était dans le métro, quasiment vide à cette heure-là de la soirée.

Il n’y avait qu’un peu moins d’une dizaine de personnes dans la rame. Aucune ne s’intéressait aux autres, ils devaient tous avoir une vie merveilleuse à laquelle ils pensaient en ce moment même.

Même lui, en avait une. Il avait de merveilleux enfants, dont un promis à un brillant avenir, et il avait une femme merveilleuse avec laquelle il s’entendait à la perfection. Et pourtant, pourtant il ne pouvait s’empêcher de fixer la jeune fille en face de lui.

Certes, il est vrai qu’elle était attirante, mais en même temps elle était provocante, et très jeune.

L’homme eut alors la soudaine envie d’aller vers cette jeune fille, il ne savait pas si c’était les yeux pétillants de cette celle ci, ses formes parfaites, ou la voix malsaine qui résonnait dans sa tête et qui n’était pas la sienne, toujours est il qu’il se leva et avança vers la jeune fille.

Il s’assit à coté d’elle, ce à quoi elle ne prêta pas attention et détourna le regard. Il insista et commença alors à engager la conversation, à parler de tout et de rien, à la draguer en douceur. Elle détourna la tête et lâcha un soupir de mépris envers ce quinquagénaire qui lui donnait plus de pitié qu’autre chose.

Il ne savait pas si c’était le dessus de ses seins apparents, ses superbes hanches dépassants de sa jupe, ou cette voix malsaine dans sa tête, mais il se mit sur elle et la bloqua, ouvrant peu à peu sa braguette.

Elle voulait le repousser tant bien que mal, appeler à l’aide, l’empêcher de la violer. Mais personne ne s’en souciait. Ils lisaient leurs journaux, écoutaient leurs musiques, comme si rien n’arrivait, craignant trop pour leurs propres vies. Les gens sont des lâches, et ils le sont car si un jour cela leur arriverait, tout le monde le serait aussi envers eux. Alors ils se vengeaient, en se laissant crever l’un l’autre sans réagir.

Lorsqu’elle hurla encore plus fort, l’homme la frappa et plaqua sa main contre sa bouche, tout en glissant l’autre entre ses cuisses, caressant sa douce peau sous sa jupe.

C’est alors qu’elle le griffa au visage, du plus fort qu’elle le put. Il se sentit outré, blessé dans son honneur ; il se sentit menacé et enragé. Il sortit le cran d’arrêt de la poche arrière de son jean et lui lacéra le visage encore et encore, jusqu’à ce qu’elle daigne arrêter de hurler.

Son corps tomba sur le sol de la rame.

Elle respirait encore, lorsqu’il l’acheva, d’un coup net en travers de la gorge.

Elle ne respirait plus, lorsqu’il enleva doucement le décolleté de son cadavre pour en admirer la poitrine, marquée d’un trois fait à la lame.

Bruce ouvrit les yeux et se leva de son lit. Comme chaque matin il alla admirer la ville par la fenêtre. Il aperçut alors la voiture des policiers, garée en bas de chez lui. S’il n’avait jamais fait de planques en civil, il n’aurait jamais reconnu leur voiture, là, à attendre qu’il sorte de chez lui pour l’arrêter.

Les empreintes qu’il avait laissées chez Anna avait du suffire à M. Perkins ‘aux longs bras’ pour le faire arrêter. La vie de Bruce s’arrêterait peut être en bas de cet escalier. Tout cela à cause d’une pute qui faisait le trottoir en face de chez Anna et qui ne savait pas reconnaître un visage dans la pénombre.

Une idée se mélangea aux autres dans la tête de Bruce, celle d’ouvrir la fenêtre et de sauter. Qu’ils voient son corps s’éclater sur leur capot et qu’ils regrettent leurs accusations jusqu’à la fin de leurs jours, en faisant des cauchemars nuit après nuit.

Il n’osa sortir de sa maison, restant la journée allongé sur le canapé, incapable de reprendre sa vie en main.

Le téléphone sonna vers 22 heures, c’était le légiste qui s’inquiétait que Bruce soit en retard au rendez-vous. Le légiste… ça lui était effectivement sorti de l’esprit.

Bruce eut alors une idée à laquelle il n’avait bizarrement pas pensé avant : passer par l’issue de secours.

Il enfila un anorak dont il mit la capuche pour éviter d’être trop reconnaissable. Puis il ouvrit la fenêtre, et commença à descendre discrètement dans la ruelle derrière chez lui.

Il allait devoir y aller à pied, éviter de se faire remarquer. Agir comme ce qu’il était désormais : un criminel.

Il, attendait Bruce dans une allée seulement peuplée par des drogués et des clochards en tous genres. Il n’était pas vraiment confiant, certains d’entre eux se murmuraient des messes-basses en le regardant d’un mauvais œil.

Lorsque Bruce arriva, il ne le reconnut pas du premier coup. Celui-ci avait son anorak sur lui dont il n’enleva la capuche qu’en s’approchant.

« Nick ! Je suis content que tu sois venu. » s’exclama-t-il. Ils se serrèrent la main et Bruce alla droit au but. Aucun d’eux n’avait envie de rester dans cette ruelle décrépie.

  • Tu as ce que je t’ai demandé d’apporter ?
  • Oui, mais… fait attention avec, je risque la taule pour t’avoir donné ces informations, tu n’es plus flic j’te rappelle.
  • Oui ça va, je sais. Bon, tu les as oui ou merde ? s’impatienta-Bruce.

Nick soupira et sortit un dossier de sa veste qu’il ouvrit en prenant soin de faire abstraction des photos du cadavre d’Anna, pour arriver directement à son propre rapport. Il commença alors à en lire un passage :

  • Alors, « La victime a un quatre entaillé assez peu profondément sur la partie supérieure du thorax. A en juger par la taille des traces, celles ci ont étés faites bla bla » et c’est tout. Elle y est ta marque là, satisfait ?

Bruce n’osa dire mot. Anna avait été tuée dans les circonstances de tous les autres : sans raison. Le monde devenait fou, et il n’y pouvait rien. Strictement rien.

  • Ah, et quant à ton affaire précédente, continua le médecin légiste, tu m’avais demandé si une semblable à la tienne avait déjà existé par le passé.
  • Oui oui, je me souviens, alors ?
  • Je… non désolé, mais non, rien de semblable auparavant.

Bruce ne pouvait croire ce qu’il venait d’entendre.

  • C’est tout simplement impossible ! J’ai déjà vu tout ça quelque part, il DOIT y avoir quelque chose de semblable dans les archives !
  • Et bien, je…

« C’est lui ! » hurla une voix cassée derrière eux. Ils se retournèrent et virent un clochard, accompagné d’un policier, s’avancer vers eux. Le clochard continuait de hurler en les pointant du doigt. « C’est lui j’vous dit ! C’est l’mec sur l’affiche de r’cherche. J’vous jure que j’ment pas m’sieur l’agent ! ».

Le policier le fit se taire et s’avança vers Bruce. Ainsi il était recherché, ah, s’il l’avait su plus tôt… Il resta alors tétanisé, cherchant une issue à ce cul-de-sac comme on chercherait un éléphant dans un arbre : en sachant que c’est foutu d’avance.

Le policier le saisit par l’épaule et commença la rengaine d’arrestation. Au moment précis où il eut passé les menottes, il le poussa violemment au sol.

Le visage de Bruce regardait le bitume, faisant abstraction de la douleur de la chute, ou bien même de ce qui pouvait se passer dans son dos.

Le policier se tourna vers Nick, quand il entendit une petite voix malsaine lui monter en tête. Une voix qui lui murmurait de descendre sa main vers son arme, et de la dégainer. Et sans motif apparent, sans lien aucun avec Nick, il lui tira quatre balles dans le front.

Bruce vit le corps de son ami s’écraser au sol devant lui. Son chemisier blanc s’imbibait de l’eau dégueulasse remplissant la flaque où il trempait, lui faisant perdre son opacité.

Ce fut avec une lassitude mêlée à de la tristesse, que Bruce vit apparaître le deux entaillé sur le torse de Nick.

Il se leva péniblement et chercha du regard le policier. Il s’était recroquevillé dans un coin, désorienté, ne sachant sur qui et pourquoi il avait fait feu.

Bruce s’avança vers lui et lui vola les clés des menottes, ce à quoi le policier ne montra aucune opposition. Bruce eut une soudaine peine pour cet homme qui venait de gâcher sa vie, pour un geste dont il n’avait peut-être même plus souvenir. Mais il le laissa crever dans son coin, lui aussi risquait la prison, et dans cette jungle urbaine, seuls les plus forts s’en sortent. C’était lâche, mais tous les hommes étaient lâches.

Il s’enleva les menottes et remit sa capuche.

Il erra longtemps dans les rues, à la recherche d’un endroit où passer la nuit. Il passa devant un pont, du haut duquel une envie de se jeter lui traversa l’esprit mais qu’il oublia bien vite. Le téléphone au fond de sa poche se mit alors à sonner.

Sans pour rien au monde arrêter de marcher, de fuir comme le lâche qu’il était, il décrocha. Cette voix il la reconnut instantanément, c’était celle de Krieger. Celui-ci se contenta de lui dire de venir, le plus vite possible, sans préciser pourquoi, juste venir.

Bruce s’exécuta. Cela pouvait être un piège, une embuscade, ou n’importe quoi d’autre, mais cette voix avait quelque chose d’envoûtant qui le rassura au fond de lui et le fit continuer de marcher vers sa destination.

C’est ainsi que Bruce se tint devant le commissariat. Cette fois il n’y avait aucun doute sur le fait qu’en franchissant cette porte, tout s’arrêterait pour lui. Ça ne l’empêcha pas d’entrer, Krieger l’avait toujours considéré comme son meilleur élément et Bruce sentait à sa voix que dans le fond, celle-ci ne lui ferait aucun mal.

Les bureaux étaient vides, les secrétaires mignonnes, les policiers de gardes, qui que ce soit, tous étaient partis.

Il, était au fond du couloir, regardant Bruce errer dans ceux-ci. « Tu es donc venu… » prononça-t-il d’une voix qui raisonna dans le commissariat vide. Il s’avança, c’était un homme grand, brun, yeux châtains, comme on en croise des milliers dans les rues. Et pourtant, un homme qui n’était pas Krieger.

« Qui êtes vous ? Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? » lança-Bruce.

L’homme lui tendit un large sourire.

  • Je t’ai juste dit de venir, sans préciser où, et pourtant te voilà. Tu es ici parce que tu as eu envie d’y venir, je me suis contenté de te suivre, Bruce…
  • C’était donc vous au téléphone qui…
  • … Oui, j’avoue que j’ai pris un certain plaisir à te suivre et t’observer ces sept derniers jours. Partout où tu allais.
  • Vous êtes le tueur que je recherche, n’est-ce pas ?

L’homme parut étonné de telles paroles et se justifia sur-le-champ, sans pour autant enlever ce malin sourire qui trahissait un plaisir sadique à jouer avec Bruce.

  • Je ne suis pas un tueur, je n’ai jamais tué personne. Non… je suis une sorte de fantôme tiré de l’esprit des gens. Je n’existe pas réellement, je me contente de réveiller les ténèbres tapies au fond de leurs esprits, et de les pousser à les assouvir.

Bruce baissa les yeux.

  • L’une des victimes était l’amour de ma vie connard, elle n’avait pas mérité cela.
  • Oui, cette prostituée venait chaque soir devant chez Anna, nourrissant sa haine pour une femme qui avait tout ce que elle, avait toujours rêvé d’avoir. Vois, le mal est déjà dans le cœur des gens, je ne les rends pas mauvais, je leur dis juste de faire ce dont ils ont réellement envie, Bruce.

L’impulsion pour une personne de tuer sa supérieure qui refuse ses avances, ou d’abattre la mère qui lui détruit la vie. L’impulsion pour une personne d’accélérer à un feu rouge, ou de violer une femme dont il a envie sexuellement. L’envie pour une prostituée de se venger de son rêve, ou l’impulsion qui pousse un policier à se servir de son arme comme il en a tant envie depuis le jour où il l’a obtenu.Vois Bruce, ces gens étaient mauvais, mais tout autant que toi et moi.

  • Et maintenant vous allez me tuer ?
  • NON ! Tu n’as donc rien compris jeune insignifiant, s’insurgea l’homme en sortant une longue lame du revers de sa veste ; Je ne tue personne. En revanche, je connais quelqu’un dont le désir est plus que tout de te tuer, qui te considère comme un incapable même pas en mesure de sauver son amour, un sous être qui…
  • Arrêtez ! Silence ! Finissez en, amenez cet homme et… et dites lui de me tuer qu’on arrête tout.
  • L’amener ? rétorqua-t-il, Voyons Bruce, cet homme, c’est toi.

Le silence prit place dans le commissariat. Le pire, c’est que l’homme, « la voix » avait raison. Plus que jamais en ce moment, Bruce désirait cette lame.

Il se mit alors à genoux, forcé par une voix malsaine en face de lui. L’homme lui tendit la longue lame. Il la saisit dans ses mains et souleva son T-Shirt, dévoila le un entaillé dans son torse.

« Va, suis ton désir, achève cette existence minable dont tu n’as plus envie, Bruce. ».

Il, leva la lame en l’air, elle était magnifique, brillante d’une sombre aura qui lui faisait envier le moment où elle transpercerait sa chair.

Un petit papier bloc-note vola sous la porte de son ancien bureau. Un mot manuscrit de la défunte Anna : « Bien sûr que je sais que tu m’aimes, et je t’aime plus que tout moi aussi. Anna. ».

Une larme coula le long de la joue de Bruce et s’écoula dans la flaque de sang qui se déversait du trou dans son abdomen, encore bouché par la lame qu’il s’y était enfoncé fermement.

Qui se soucierait d’une larme de tristesse, au milieu de tant de larmes de sang ?

Qui se soucierait de la mort d’un homme à la vie minable, parmi des milliards d’autres.

Nous sommes tous inutiles.

Bruce ouvrit les yeux. Il était dans sa chambre, en parfait état. Ce n’était qu’un terrible cauchemar, qui était parti aussi vite qu’il était venu, d’ailleurs, Bruce ne s’en souvenait déjà plus si ce n’était quelques passages flous.

Le téléphone sonna, c’était Krieger qui lui attribuait une nouvelle enquête : très tôt dans la matinée une femme avait été poussée du haut d’un immeuble par un de ses collègues, sans mobile apparent.

Bruce avait déjà vu cela quelque part, peut être dans son rêve, ou dans une précédente enquête, il n’arrivait juste pas à s’en souvenir précisément.

Il regarda par la fenêtre comme il le faisait tous les jours, c’était un beau lundi qui commençait.

Il prit son manteau, son badge et son arme, et poussa la porte de chez lui.

C’était la même et éternelle semaine qui recommençait encore et encore, à l’identique, sans que jamais il n’en ai la moindre conscience, ou qu’il ne remarque le un entaillé sur son torse. Jamais.

« Et Sisyphe remonta le rocher en haut de la pente, ne se doutant qu’il retomberait inéluctablement, car tel était son châtiment. ».

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Les Ténèbres qui Luisent dans nos Esprits

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Les Ténèbres qui Luisent dans nos Esprits

Published 13 years ago
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Elle — leva la tête de ses feuilles et regarda son ami assis derrière son bureau à quelques mètres d’elle. Ce soir, ils n’étaient que deux dans ces bureaux, y laissant planer un silence de plomb.

« Je vais au distributeur, tu veux quelque chose ? » lui fit-il en passant. Elle accepta volontiers et lui demanda la première chose à grignoter qu’il trouverait.

Elle le regarda s’éloigner. Sous de faux airs de collègue jaloux, elle était convaincue qu’il la désirait. Sinon pourquoi serait-il resté tard ce soir, rien qu’avec elle ?

Tard ce soir… elle était si fatiguée. Elle posa alors la tête sur son dossier rempli de documents importants. Histoire de fermer les yeux quelques instants. Juste quelques instants.

Un bruit lourd attira son attention, la ramenant du plus profond de son sommeil. Elle leva la tête et scruta les alentours. Combien de temps s’était-elle endormie ? Elle sentait encore sur sa joue la marque de la ficelle fermant le dossier. Sans faire de bruits, elle se leva de son fauteuil et décida d’aller voir d’où provenait ce tintement métallique et régulier. Juste, voir sa mort en face, rien de plus.

Quand elle fut face à la porte du couloir, son ami l’ouvrit lentement. Il était adossé contre le distributeur, tapant avec ses clés sur le coté du distributeur. La fixant d’un regard vidé de toute compassion, de tout désir ; si ce n’était celui de foncer sur elle et de la pousser de toutes ses forces vers une des grandes vitres de cet étage.

Elle fut entraînée, ne pouvant lutter contre lui et contre la force qu’il mettait contre elle. Son corps traversa la vitre et s’éloigna lentement de l’immeuble. Dans sa vision du monde au ralenti, elle crut pendant un instant s’être arrêtée en l’air. Comme dans un vulgaire dessin-animé, où la chute ne serait miraculeusement pas fatale.

Elle retomba d’un coup sec. Le vent sifflait dans ses oreilles, son poids lui paraissait décuplé. Elle sentait ses organes se plaquer dans sa cage thoracique. « Plus qu’une centaine d’étages » se disait-elle, ne sachant si ces paroles étaient rassurantes ou bien terrifiantes.

Un bruit de réacteur s’approchant lui parvint à l’oreille, mais ce n’en était pas un. Loin de là. Ce n’était que le bitume ouvrant sa gueule en grand pour ne faire qu’une bouchée d’elle.

Elle n’eut pas le temps de réagir. Son cœur s’arrêta quelques secondes avant de toucher le sol. Juste avant que tous ses os se brisent en cœur. Tout se stoppa une fraction de seconde plus tard.

Le téléphone sonna dans la petite chambre close. Bruce se réveilla et se redressa sur son lit pour décrocher. Les paupières encore collés, il écouta la voix imposante de son supérieur lui annonçant la découverte d’une mort suspecte sur laquelle enquêter.

Encore dans la brume du matin, Bruce sortit de son lit en enfilant le T-Shirt traînant par terre. Il se plaça devant la fenêtre, comme chaque matin. Repensant à son cauchemar encore frais, tout en fixant la merveilleuse aube de ce lundi.

La femme était à terre dans un triste état. Elle était pourtant jeune et sûrement brillante, ce qui rendait ce meurtre encore plus tragique qu’il ne l’était déjà. Car c’était un meurtre, aucun doute là dessus : on l’avait poussé. Mieux, le tueur était resté sur place en attendant que quelqu’un vienne pour l’arrêter. Le pauvre n’avait aucun motif valable si ce n’était de convoiter un tant sois peu -comme quiconque l’aurait fait- la place de cette femme.

Au vu des circonstances, cela avait sûrement été fait dans un accès violent de rage.

Voilà, affaire classée.

Le dit tueur passa devant Bruce, escorté par des policiers. « Ce mec est un enfoiré. » déclara l’adjointe de Bruce, dans le métier depuis un an ou deux seulement. Elle en verrait des plus dures avec le temps, la jeune Anna manquait simplement d’expérience et rien de plus. A vrai dire, ce n’était peut-être même pas lui, qui sait ?

Les brancardiers saisissèrent le corps de la victime et la placèrent dans son sac noir. Bruce aperçut brièvement la blessure faite sur son torse. C’était un sept, fait avec une lame sans doute. Ce n’était sûrement pas la chute qui l’avait fait, ça c’était sûr, cela pouvait être n’importe qui étant passé devant ce corps tôt ce matin. Ce qui, évidemment, n’aidait pas.

Peu importe, Bruce verrait tout cela à tête reposée, tranquillement assis à son bureau. Ce n’était après tout qu’une mort isolée, rien de plus. Mieux, un suspect était déjà arrêté.

« Cigarette ? » lui lança Anna, cachée derrière un petit nuage de fumée.

Bruce regarda le paquet blanc, sourcils froncés. Une petite voix au fond de lui murmurait de prendre une cigarette, là, du bout de ses doigts. « Non, j’essaye d’arrêter » fit-il en souriant, passant cette voix sous silence.

Le soleil ne venait qu’à peine de se lever. C’était une bien belle semaine qui s’annonçait.

Elle — regarda son fils rentrer à la maison. Il était déjà si tard. « Tu ne devrais pas rentrer tard, tu sais ! » lui signala-t-elle quand il passa derrière son fauteuil. Il lui murmura quelques paroles méprisantes et monta dans sa chambre. Qu’à cela ne tienne, elle lui ferait la morale plus tard. Oh… ou pas.

Il était si grand désormais, et elle si vieille devant lui. Elle en avait plus qu’assez de lui courir après, de le sermonner. Son ‘grand garçon’ faisait amplement parti du taux de délinquance, voir de criminalité, et elle le savait bien. Et quoi qu’il arrive, elle n’y pouvait désormais plus grand chose.

Elle se détendit dans son fauteuil et ferma les yeux devant la télé allumée, comme tous les soirs.

Des bruits de pas lents firent craquer le parquet, mais ce n’était à tous les coups que son fils ingrat qui ressortait en douce de la maison, pour ne rentrer que le lendemain matin, comme tous les soirs.

Le coup l’acheva. Lorsque la pelle fit marche arrière et revint d’un coup sec la frapper à nouveau, encore et encore, elle était déjà morte.

Son fils lâcha la pelle et s’écroula au sol en pleurs, regardant ce qu’il venait de faire. A sa droite le sang projeté sur la télé en face du fauteuil s’écoulait lentement. Il lui semblait entendre le bruit de la goutte glissant contre le verre, comme si c’était une longue plainte de l’âme de sa défunte mère. Comme si son âme grattait un compas contre un tableau à craie.

« C’est bien » murmura cette voix malsaine qui résonnait dans son esprit. « Tu as été parfait, mais il reste encore tant de choses à faire. ».

Le spectacle qui s’offrait à Bruce était surprenant tout autant que saisissant. La jeune femme incisée sur la table d’opération, dévoilant l’intérieur d’un abdomen en charpie.

Il se passa la main sur le visage pour y ancrer son air exaspéré. « Et pour le sept ? » demanda-t-il paré au pire.

Le biper sonna au moment où le légiste s’apprêtait à répondre à sa question. Ce n’était de toute manière pas bien grave, celui ci n’avait pas l’air d’en savoir beaucoup plus que lui.

La voiture de police traversa la ville de part en part pour enfin arriver au domicile de la victime. Lorsque la porte de celui-ci s’ouvrit, Bruce eut la fâcheuse impression de revenir sur le lieu d’un meurtre précèdent. Comme c’était si souvent le cas. Tant de morts se ressemblent, après tout.

Le meurtrier se tenait dans un coin du salon, les yeux écarquillés sur le corps de sa mère battue à mort avec une pelle. Deux policiers tentaient bien d’en tirer quelque chose, mais en vain : le choc l’avait rendu incapable de tenir un discours compréhensible et cohérent.

Bruce fit le tour de la scène, il était sûr qu’il n’y avait pas eu préméditation. En cas contraire tout aurait été mieux rangé, mieux caché, mieux pensé. Simplement mieux.

Il regarda le corps de la victime et ses mains se posèrent sur les boutons de sa chemise de nuit, les enlevant peu à peu. Anna le regardait comme un pervers ou un fou, jusqu’à ce que la chemise de nuit s’ouvre, dévoilant un six lacéré entre les deux seins de la vieille femme.

Dans la pièce, aucun couteau, aucune lame ou arme contendante quelle qu’elle soit. Il n’y avait que la police, et un criminel clamant son innocence.

Bruce était seul dans son bureau, retournant cette affaire dans tous les sens possibles et imaginables, tentant d’en trouver une issue plausible. Il ferma les yeux, peut-être devenait-il trop vieux pour tout cela, peut-être qu’il avait perdu son talent d’antan. Il ouvrit le tiroir droit de son bureau et en sortit une enveloppe qu’il regardait avec amertume. Après tout, peut-être devrait-il…

La porte s’ouvrit et Anna entra. Il rangea l’enveloppe en vitesse. « Alors ? » demanda-t-il pendant qu’elle prenait place. Elle leva la tête et après un court laps de temps répondit : « Globalement, mis à part répéter ne pas avoir tué sa mère, ce que la science a contredit, il ne nous a rien appris de plus, et je doute que nous en tirions quelque chose. La même chose que pour l’autre, en somme. ».

Bruce frappa du poing le bureau, envoyant voler une boite de stylos. « BORDEL DE MERDE ! » s’écria-t-il. Cette affaire lui échappait, quelque chose n’était pas cohérent dans toute cette histoire.

Elle fit le tour du bureau et s’assit à côté de lui en le prenant doucement par les épaules, comme on réconforterait un enfant qui a perdu son jouet.

  • Hey, calmes-toi, ce n’est qu’une affaire classique, tu en as vu d’autres tu sais… murmura-t-elle pour le rassurer.
  • Non, non ! C’était pas pareil. Cette affaire, tout, j’ai déjà vu tout ça quelque part, tout m’est familier, et ça c’est pas normal.

Elle souffla d’exaspération et reprit : « Calmes-toi j’ai dis. Tu prends tout ça trop à cœur, rentre chez-toi et reposes-toi. Prend ça comme un conseil, ok ? »

Il se retourna vers elle et céda. Avant qu’il ne franchisse la porte il se retourna une dernière fois vers elle. « Anna » « Oui ? » « Tu sais que je t’aime, n’est-ce pas ? ». Elle ne répondit pas, mais son sourire était celui d’un oui.

La voilà seule dans le bureau. Une petite voix au fond d’elle lui fit prendre une feuille de bloc-notes, pour y inscrire quelques mots. Tant pis s’il ne les lira que plus tard.

Il était très tard, les rues étaient quasiment désertes.

Dire qu’à l’instant même, une personne était peut-être en train de mourir, sans que Bruce ne puisse rien y faire. C’était sûrement ce genre d’idée qui l’avait poussé à écrire cette lettre de démission qui au final, ne sortirais jamais de son tiroir droit : le sentiment amer d’être inutile.

Le feu passa au rouge. Un jeune homme s’engagea, accompagné de sa petite amie un peu plus jeune que lui. Ils s’embrassèrent au milieu de la route. A cette heure-ci, aucune voiture ne roulait, ils pouvaient profiter de leurs fantasmes amoureux en toute tranquillité.

Bruce les regarda, pensif, se demandant à quand remontait la dernière fois qu’Anna et lui s’étaient embrassés. Sûrement à des mois de cela. Il allait l’inviter sous peu, non mieux, dès ce soir. Et demain ils passeraient la plus belle soirée de leurs vies. Pour que tout redevienne comme avant. Comme dans leur jeunesse, quand ils vivaient encore dans cette petite maison près du lac. Quand ils se disaient encore que jamais ils ne quitteraient ce havre de paix.

Et où en étaient-ils désormais ? A vivre dans une ville pollué par la saleté et le crime ? A se voir entre deux enquêtes, dans un petit bureau, ou dans un appartement qui puait ? Etait-ce cela la vie dont ils rêvaient ? Dieu, non…

Bruce détourna le regard des deux adolescents. Trop de mauvais souvenirs remontaient. Et ce soir il n’avait pas la tête à ça. Non, il allait rentrer chez lui et dormir un peu. En oubliant toutes les promesses que lui et Anna s’étaient faites.

Les deux adolescents se détachèrent l’un de l’autre avec le sourire. Le garçon murmura quelques mots à sa petite amie : « Mon amour, je… ».

Ses mots furent emportés par un long bruit lourd et puissant : celui d’un camion passant sur son corps à pleine vitesse. Pour finir s’écraser contre un mur quelques secondes plus tard.

Le cœur encore serré, Bruce courut vers le corps du plus vite qu’il le pouvait ; pendant que la jeune adolescente hurlait tous ses poumons, le visage rouge et déchiré par les larmes.

Bruce resta là, au dessus du corps inanimé de ce jeune homme. Laissant couler cette larme le long de sa joue. Une larme que l’adolescente observa tomber sur le corps de feu son bien aimé, le long du cinq entaillé sur son torse dénudé.

Bruce observait la ville nocturne par sa fenêtre, tentant de comprendre comme un accident comme celui-ci pouvait être prémédité.

Comprendre comment. Comprendre pourquoi. N’importe quoi, mais juste, comprendre.

Il fit quelques pas en arrière et s’étala sur son matelas derrière-lui, admirant le plafond animé par le ventilateur.

Dans sa tête tourmentée, entre ces images de l’horrible accident qui venait de se dérouler, Bruce entraperçut le visage d’Anna. Oui, demain sera une bonne journée, quoi qu’il arrive. Alors sommeil, dépêches-toi d’étendre ton voile sur cette chambre, il y a des choses qui n’attendent pas.

L’horloge tournait très lentement. Bien qu’étant dans son bureau, Bruce ne pensait pas vraiment à l’enquête. De toute façon, aucune piste ne menait où que ce soit, les témoins étaient inexistants, les tueurs n’avaient aucun motif valable, et les corps n’avaient rien de spécial qui pourrait aider.

Un peu comme si tous ces meurtres avaient étés perpétrés par ces gens sans raison apparente, juste comme ça.

Les deux aiguilles se posèrent enfin en même temps sur le dix. Bruce se leva, prit son manteau et sortit du commissariat.

Elle l’attendait dans le vent froid de la nuit, devant chez elle. Là, adossée aux grilles de son immeuble, emmitouflée dans son manteau. Elle ressemblait à une prostituée dont Bruce était tombé amoureux dans sa toute jeunesse, ce qui excita une petite voix au fond de sa tête qui s’estompa aussi vite qu’elle était venue.

« Hey Bruce ! » s’exclama-t-elle quand elle l’aperçut.

  • Je croyais que tu avais oublié l’heure mon amour… continua-t-elle.
  • Non, je ne pouvais juste pas partir avant, rien de grave, je m’excuse.
  • Tu as vu le mot que je t’avais laissé sur ton bureau ?
  • Ton mot sur mon bureau ? Quel mot ?
  • Le mot que… oh, c’est pas grave, rien, oublie. répondit-elle avec un sourire qui se posa sur les lèvres de Bruce comme un papillon sur une branche : d’une douceur dont on aimerait qu’elle soit éternelle.

Les mains d’Anna s’accrochèrent à celles de son amour et les entraînèrent dans l’escalier qui menait à son appartement, quelques étages plus hauts.

Ils parlèrent de choses et d’autres, devant un excellent repas aux chandelles dont Anna avait le secret. Et Dieu sait qu’ils avaient tant de choses à se dire. Cela faisait si longtemps qu’ils ne s’étaient vus en dehors du travail, juste comme ça, en couple.

C’était même la première fois depuis des mois que Bruce avait l’occasion de la regarder dans les yeux, et de se dire qu’il avait une chance incommensurable d’avoir une femme comme elle dans sa vie, pour le sortir de ses nombreuses déprimes, pour s’occuper de lui, pour l’aimer.

Elle remarqua son regard amoureux, le repas était terminé. Elle se leva alors de sa chaise, et tout en déboutonnant son chemisier elle s’éloigna vers la chambre avec un regard de braise reflétant la lumière chaleureuse des chandelles.

Tout fut simplement merveilleux.

Bruce resta une ou deux petites heures avec elle, se rhabilla, l’embrassa et franchit la porte de l’appartement pour se diriger vers chez lui.

Même la prostituée qui attendait à l’arrêt de bus sur la rue d’en face parut lui sourire. Ou peut-être n’était-ce qu’une impression ? Oui, sans doute. Mais Bruce n’avait pas envie de voir la méchanceté qui se lisait dans son regard, il se contenta de marcher vers chez lui, sans se souciez de rien.

Il pouvait désormais mourir heureux, peu importait.

Le jour se couchait sur la ville, Bruce marchait dans les couloirs quasi-déserts du commissariat, se dirigeant vers son bureau. C’était une dure journée qu’il venait d’avoir, et s’assoire rien que quelques instants dans son fauteuil lui ferait le plus grand bien.

Lorsque la porte du bureau s’ouvrit, il vit que deux personnages avaient pris place en face de sa place.

Bruce prononça les habituelles formules, « Qui êtes-vous ? », « Que faites-vous dans mon bureau ? ». Lorsqu’il s’aperçut que l’un des deux hommes était Krieger, son supérieur, il se tût et s’installa sur sa chaise sans dire mot.

Krieger prit la parole par une phrase que Bruce connaissait, l’ayant prononcé un nombre incalculable de fois… « Où étiez vous hier soir, et avec qui ? ». Il ne se laissa pas déstabiliser et répondit d’un air détaché qu’il était avec Anna une bonne partie de la soirée.

  • Vers quelle heure êtes-vous parti de chez elle ? demanda l’autre homme, chauve, dans un beau costume.
  • Pourquoi diable me demandez-vous ça ? s’étonna-Bruce.
  • Répondez à la question, Bruce. déclara Krieger.
  • Et bien… je suis parti de chez elle vers minuit.

Les deux hommes se regardèrent alors, et le chauve sortit un dossier de sa valise. Il en feuilleta les pages brièvement et déclara qu’une femme attendant en face de l’appartement l’avait vu sortir vers deux heures du matin. « Ce n’était pas moi ! » s’insurga-Bruce.

Krieger ferma les yeux.

  • Nous… nous lui avons montré votre photo et elle vous a clairement reconnu Bruce. Ce n’est même pas la peine de nier, la parole du témoin vaut toujours plus que celle du suspect. déclara-t-il avec amertume.
  • Mais elle ment ! Elle ment putain !
  • Silence ! reprit-il, Bruce, avez-vous assassiné Anna Perkins hier soir aux alentours d’une heure du matin ?

Toutes les pensées qui s’affolaient dans le cerveau de Bruce s’éteignirent en cœur, comme si une soudaine panne de réflexion avait eu lieu. Seuls résonnaient deux mots dans sa tête : « Anna » « Morte ».

Au début il ne comprit pas bien, se coupant du monde réel durant quelques instants. Il voyait bien les lèvres des deux hommes bouger, mais n’entendait rien d’autre que ces deux mots.

Krieger tendit la main vers Bruce pendant que le son revenait peu à peu. « …tre badge et votre arme. » répéta-t-il.

Bruce s’exécuta et se leva de sa chaise, l’esprit en puzzle. Il prit son manteau et se dirigea vers la porte de ce qui était son bureau, il y avait à peine quelques minutes.

L’homme chauve se leva de sa chaise et prit la parole une dernière fois avant que Bruce ne franchisse la porte : « Partez, allez où vous le désirez, mais croyez-moi que lorsque j’aurais les preuves suffisantes pour vous inculper, je vous ferais payer très cher ce que vous avez osé faire à ma fille. Bonne journée, M. Bruce. »

Le monde s’écroulait autour de lui, il n’avait qu’une envie, rentrer chez lui dormir pour tout oublier. Se réveiller et se dire naïvement que tout n’était qu’un terrible cauchemar.

Ses yeux ne se fermaient pas. D’habitude la télé suffisait à l’assommer, mais pour une fois ce n’était pas le cas. En fait, il attendait que le journaliste parle de la mort d’Anna, il devait savoir ce qui était réellement arrivé.

« Tôt ce matin […] Anna Perkins […] violée et éviscérée ». La nouvelle tomba comme une enclume sur sa tête. Non, ça ne pouvait pas être lui, il n’aurait jamais fait cela, en était-il même capable ? Sûrement pas, et il devait bien y avoir quelque part, quelqu’un pour le dire.

Une idée noire lui vint alors à l’esprit, une question existentielle débutant par « Et si ? ».

Il se saisit de son téléphone et composa le numéro du médecin légiste. Ami de longue date, c’était le moment ou jamais de compter son lui.

Le rendez-vous fut fixé très tard le lendemain soir, Bruce s’allongea sur son lit et ferma les yeux sans se soucier de la télé allumée. Quelque chose le préoccupait, mais aujourd’hui, il en avait eu assez.

Il, était dans le métro, quasiment vide à cette heure-là de la soirée.

Il n’y avait qu’un peu moins d’une dizaine de personnes dans la rame. Aucune ne s’intéressait aux autres, ils devaient tous avoir une vie merveilleuse à laquelle ils pensaient en ce moment même.

Même lui, en avait une. Il avait de merveilleux enfants, dont un promis à un brillant avenir, et il avait une femme merveilleuse avec laquelle il s’entendait à la perfection. Et pourtant, pourtant il ne pouvait s’empêcher de fixer la jeune fille en face de lui.

Certes, il est vrai qu’elle était attirante, mais en même temps elle était provocante, et très jeune.

L’homme eut alors la soudaine envie d’aller vers cette jeune fille, il ne savait pas si c’était les yeux pétillants de cette celle ci, ses formes parfaites, ou la voix malsaine qui résonnait dans sa tête et qui n’était pas la sienne, toujours est il qu’il se leva et avança vers la jeune fille.

Il s’assit à coté d’elle, ce à quoi elle ne prêta pas attention et détourna le regard. Il insista et commença alors à engager la conversation, à parler de tout et de rien, à la draguer en douceur. Elle détourna la tête et lâcha un soupir de mépris envers ce quinquagénaire qui lui donnait plus de pitié qu’autre chose.

Il ne savait pas si c’était le dessus de ses seins apparents, ses superbes hanches dépassants de sa jupe, ou cette voix malsaine dans sa tête, mais il se mit sur elle et la bloqua, ouvrant peu à peu sa braguette.

Elle voulait le repousser tant bien que mal, appeler à l’aide, l’empêcher de la violer. Mais personne ne s’en souciait. Ils lisaient leurs journaux, écoutaient leurs musiques, comme si rien n’arrivait, craignant trop pour leurs propres vies. Les gens sont des lâches, et ils le sont car si un jour cela leur arriverait, tout le monde le serait aussi envers eux. Alors ils se vengeaient, en se laissant crever l’un l’autre sans réagir.

Lorsqu’elle hurla encore plus fort, l’homme la frappa et plaqua sa main contre sa bouche, tout en glissant l’autre entre ses cuisses, caressant sa douce peau sous sa jupe.

C’est alors qu’elle le griffa au visage, du plus fort qu’elle le put. Il se sentit outré, blessé dans son honneur ; il se sentit menacé et enragé. Il sortit le cran d’arrêt de la poche arrière de son jean et lui lacéra le visage encore et encore, jusqu’à ce qu’elle daigne arrêter de hurler.

Son corps tomba sur le sol de la rame.

Elle respirait encore, lorsqu’il l’acheva, d’un coup net en travers de la gorge.

Elle ne respirait plus, lorsqu’il enleva doucement le décolleté de son cadavre pour en admirer la poitrine, marquée d’un trois fait à la lame.

Bruce ouvrit les yeux et se leva de son lit. Comme chaque matin il alla admirer la ville par la fenêtre. Il aperçut alors la voiture des policiers, garée en bas de chez lui. S’il n’avait jamais fait de planques en civil, il n’aurait jamais reconnu leur voiture, là, à attendre qu’il sorte de chez lui pour l’arrêter.

Les empreintes qu’il avait laissées chez Anna avait du suffire à M. Perkins ‘aux longs bras’ pour le faire arrêter. La vie de Bruce s’arrêterait peut être en bas de cet escalier. Tout cela à cause d’une pute qui faisait le trottoir en face de chez Anna et qui ne savait pas reconnaître un visage dans la pénombre.

Une idée se mélangea aux autres dans la tête de Bruce, celle d’ouvrir la fenêtre et de sauter. Qu’ils voient son corps s’éclater sur leur capot et qu’ils regrettent leurs accusations jusqu’à la fin de leurs jours, en faisant des cauchemars nuit après nuit.

Il n’osa sortir de sa maison, restant la journée allongé sur le canapé, incapable de reprendre sa vie en main.

Le téléphone sonna vers 22 heures, c’était le légiste qui s’inquiétait que Bruce soit en retard au rendez-vous. Le légiste… ça lui était effectivement sorti de l’esprit.

Bruce eut alors une idée à laquelle il n’avait bizarrement pas pensé avant : passer par l’issue de secours.

Il enfila un anorak dont il mit la capuche pour éviter d’être trop reconnaissable. Puis il ouvrit la fenêtre, et commença à descendre discrètement dans la ruelle derrière chez lui.

Il allait devoir y aller à pied, éviter de se faire remarquer. Agir comme ce qu’il était désormais : un criminel.

Il, attendait Bruce dans une allée seulement peuplée par des drogués et des clochards en tous genres. Il n’était pas vraiment confiant, certains d’entre eux se murmuraient des messes-basses en le regardant d’un mauvais œil.

Lorsque Bruce arriva, il ne le reconnut pas du premier coup. Celui-ci avait son anorak sur lui dont il n’enleva la capuche qu’en s’approchant.

« Nick ! Je suis content que tu sois venu. » s’exclama-t-il. Ils se serrèrent la main et Bruce alla droit au but. Aucun d’eux n’avait envie de rester dans cette ruelle décrépie.

  • Tu as ce que je t’ai demandé d’apporter ?
  • Oui, mais… fait attention avec, je risque la taule pour t’avoir donné ces informations, tu n’es plus flic j’te rappelle.
  • Oui ça va, je sais. Bon, tu les as oui ou merde ? s’impatienta-Bruce.

Nick soupira et sortit un dossier de sa veste qu’il ouvrit en prenant soin de faire abstraction des photos du cadavre d’Anna, pour arriver directement à son propre rapport. Il commença alors à en lire un passage :

  • Alors, « La victime a un quatre entaillé assez peu profondément sur la partie supérieure du thorax. A en juger par la taille des traces, celles ci ont étés faites bla bla » et c’est tout. Elle y est ta marque là, satisfait ?

Bruce n’osa dire mot. Anna avait été tuée dans les circonstances de tous les autres : sans raison. Le monde devenait fou, et il n’y pouvait rien. Strictement rien.

  • Ah, et quant à ton affaire précédente, continua le médecin légiste, tu m’avais demandé si une semblable à la tienne avait déjà existé par le passé.
  • Oui oui, je me souviens, alors ?
  • Je… non désolé, mais non, rien de semblable auparavant.

Bruce ne pouvait croire ce qu’il venait d’entendre.

  • C’est tout simplement impossible ! J’ai déjà vu tout ça quelque part, il DOIT y avoir quelque chose de semblable dans les archives !
  • Et bien, je…

« C’est lui ! » hurla une voix cassée derrière eux. Ils se retournèrent et virent un clochard, accompagné d’un policier, s’avancer vers eux. Le clochard continuait de hurler en les pointant du doigt. « C’est lui j’vous dit ! C’est l’mec sur l’affiche de r’cherche. J’vous jure que j’ment pas m’sieur l’agent ! ».

Le policier le fit se taire et s’avança vers Bruce. Ainsi il était recherché, ah, s’il l’avait su plus tôt… Il resta alors tétanisé, cherchant une issue à ce cul-de-sac comme on chercherait un éléphant dans un arbre : en sachant que c’est foutu d’avance.

Le policier le saisit par l’épaule et commença la rengaine d’arrestation. Au moment précis où il eut passé les menottes, il le poussa violemment au sol.

Le visage de Bruce regardait le bitume, faisant abstraction de la douleur de la chute, ou bien même de ce qui pouvait se passer dans son dos.

Le policier se tourna vers Nick, quand il entendit une petite voix malsaine lui monter en tête. Une voix qui lui murmurait de descendre sa main vers son arme, et de la dégainer. Et sans motif apparent, sans lien aucun avec Nick, il lui tira quatre balles dans le front.

Bruce vit le corps de son ami s’écraser au sol devant lui. Son chemisier blanc s’imbibait de l’eau dégueulasse remplissant la flaque où il trempait, lui faisant perdre son opacité.

Ce fut avec une lassitude mêlée à de la tristesse, que Bruce vit apparaître le deux entaillé sur le torse de Nick.

Il se leva péniblement et chercha du regard le policier. Il s’était recroquevillé dans un coin, désorienté, ne sachant sur qui et pourquoi il avait fait feu.

Bruce s’avança vers lui et lui vola les clés des menottes, ce à quoi le policier ne montra aucune opposition. Bruce eut une soudaine peine pour cet homme qui venait de gâcher sa vie, pour un geste dont il n’avait peut-être même plus souvenir. Mais il le laissa crever dans son coin, lui aussi risquait la prison, et dans cette jungle urbaine, seuls les plus forts s’en sortent. C’était lâche, mais tous les hommes étaient lâches.

Il s’enleva les menottes et remit sa capuche.

Il erra longtemps dans les rues, à la recherche d’un endroit où passer la nuit. Il passa devant un pont, du haut duquel une envie de se jeter lui traversa l’esprit mais qu’il oublia bien vite. Le téléphone au fond de sa poche se mit alors à sonner.

Sans pour rien au monde arrêter de marcher, de fuir comme le lâche qu’il était, il décrocha. Cette voix il la reconnut instantanément, c’était celle de Krieger. Celui-ci se contenta de lui dire de venir, le plus vite possible, sans préciser pourquoi, juste venir.

Bruce s’exécuta. Cela pouvait être un piège, une embuscade, ou n’importe quoi d’autre, mais cette voix avait quelque chose d’envoûtant qui le rassura au fond de lui et le fit continuer de marcher vers sa destination.

C’est ainsi que Bruce se tint devant le commissariat. Cette fois il n’y avait aucun doute sur le fait qu’en franchissant cette porte, tout s’arrêterait pour lui. Ça ne l’empêcha pas d’entrer, Krieger l’avait toujours considéré comme son meilleur élément et Bruce sentait à sa voix que dans le fond, celle-ci ne lui ferait aucun mal.

Les bureaux étaient vides, les secrétaires mignonnes, les policiers de gardes, qui que ce soit, tous étaient partis.

Il, était au fond du couloir, regardant Bruce errer dans ceux-ci. « Tu es donc venu… » prononça-t-il d’une voix qui raisonna dans le commissariat vide. Il s’avança, c’était un homme grand, brun, yeux châtains, comme on en croise des milliers dans les rues. Et pourtant, un homme qui n’était pas Krieger.

« Qui êtes vous ? Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? » lança-Bruce.

L’homme lui tendit un large sourire.

  • Je t’ai juste dit de venir, sans préciser où, et pourtant te voilà. Tu es ici parce que tu as eu envie d’y venir, je me suis contenté de te suivre, Bruce…
  • C’était donc vous au téléphone qui…
  • … Oui, j’avoue que j’ai pris un certain plaisir à te suivre et t’observer ces sept derniers jours. Partout où tu allais.
  • Vous êtes le tueur que je recherche, n’est-ce pas ?

L’homme parut étonné de telles paroles et se justifia sur-le-champ, sans pour autant enlever ce malin sourire qui trahissait un plaisir sadique à jouer avec Bruce.

  • Je ne suis pas un tueur, je n’ai jamais tué personne. Non… je suis une sorte de fantôme tiré de l’esprit des gens. Je n’existe pas réellement, je me contente de réveiller les ténèbres tapies au fond de leurs esprits, et de les pousser à les assouvir.

Bruce baissa les yeux.

  • L’une des victimes était l’amour de ma vie connard, elle n’avait pas mérité cela.
  • Oui, cette prostituée venait chaque soir devant chez Anna, nourrissant sa haine pour une femme qui avait tout ce que elle, avait toujours rêvé d’avoir. Vois, le mal est déjà dans le cœur des gens, je ne les rends pas mauvais, je leur dis juste de faire ce dont ils ont réellement envie, Bruce.

L’impulsion pour une personne de tuer sa supérieure qui refuse ses avances, ou d’abattre la mère qui lui détruit la vie. L’impulsion pour une personne d’accélérer à un feu rouge, ou de violer une femme dont il a envie sexuellement. L’envie pour une prostituée de se venger de son rêve, ou l’impulsion qui pousse un policier à se servir de son arme comme il en a tant envie depuis le jour où il l’a obtenu.Vois Bruce, ces gens étaient mauvais, mais tout autant que toi et moi.

  • Et maintenant vous allez me tuer ?
  • NON ! Tu n’as donc rien compris jeune insignifiant, s’insurgea l’homme en sortant une longue lame du revers de sa veste ; Je ne tue personne. En revanche, je connais quelqu’un dont le désir est plus que tout de te tuer, qui te considère comme un incapable même pas en mesure de sauver son amour, un sous être qui…
  • Arrêtez ! Silence ! Finissez en, amenez cet homme et… et dites lui de me tuer qu’on arrête tout.
  • L’amener ? rétorqua-t-il, Voyons Bruce, cet homme, c’est toi.

Le silence prit place dans le commissariat. Le pire, c’est que l’homme, « la voix » avait raison. Plus que jamais en ce moment, Bruce désirait cette lame.

Il se mit alors à genoux, forcé par une voix malsaine en face de lui. L’homme lui tendit la longue lame. Il la saisit dans ses mains et souleva son T-Shirt, dévoila le un entaillé dans son torse.

« Va, suis ton désir, achève cette existence minable dont tu n’as plus envie, Bruce. ».

Il, leva la lame en l’air, elle était magnifique, brillante d’une sombre aura qui lui faisait envier le moment où elle transpercerait sa chair.

Un petit papier bloc-note vola sous la porte de son ancien bureau. Un mot manuscrit de la défunte Anna : « Bien sûr que je sais que tu m’aimes, et je t’aime plus que tout moi aussi. Anna. ».

Une larme coula le long de la joue de Bruce et s’écoula dans la flaque de sang qui se déversait du trou dans son abdomen, encore bouché par la lame qu’il s’y était enfoncé fermement.

Qui se soucierait d’une larme de tristesse, au milieu de tant de larmes de sang ?

Qui se soucierait de la mort d’un homme à la vie minable, parmi des milliards d’autres.

Nous sommes tous inutiles.

Bruce ouvrit les yeux. Il était dans sa chambre, en parfait état. Ce n’était qu’un terrible cauchemar, qui était parti aussi vite qu’il était venu, d’ailleurs, Bruce ne s’en souvenait déjà plus si ce n’était quelques passages flous.

Le téléphone sonna, c’était Krieger qui lui attribuait une nouvelle enquête : très tôt dans la matinée une femme avait été poussée du haut d’un immeuble par un de ses collègues, sans mobile apparent.

Bruce avait déjà vu cela quelque part, peut être dans son rêve, ou dans une précédente enquête, il n’arrivait juste pas à s’en souvenir précisément.

Il regarda par la fenêtre comme il le faisait tous les jours, c’était un beau lundi qui commençait.

Il prit son manteau, son badge et son arme, et poussa la porte de chez lui.

C’était la même et éternelle semaine qui recommençait encore et encore, à l’identique, sans que jamais il n’en ai la moindre conscience, ou qu’il ne remarque le un entaillé sur son torse. Jamais.

« Et Sisyphe remonta le rocher en haut de la pente, ne se doutant qu’il retomberait inéluctablement, car tel était son châtiment. ».

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