Autopergamene

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Train de Vie

Published 14 years ago
4mn to read

Main posée sur le froid métal du train, seul un unique mot parvenait à ses pensées : destin. À y bien penser, il n’y avait peut-être nullement un signe providentiel dans ce qu’elle avait fait. Tout avait été délibéré, pensé et ressassé.

Du moment où elle avait dit « Bonne nuit » à son père, jusqu’à celui où ses mains poussèrent la porte d’entrée de la maison pour laisser sa frêle silhouette se mêler aux ténèbres de la nuit. La pauvre avait encore en tête le bruit de ses pieds nus qui frappaient la boue comme tout autant de coups qu’elle recevrait si jamais on la retrouvait.

Et chaque giclée de boue ne lui évoquait que les gerbes de sang sur le parquet fade ; à chaque fois que son père avait pu lever la main sur elle. Depuis des jours, des mois, voire des années.

Ses aînés avaient pourtant tenté de dire mot, mais avaient tous finis par garder le silence. Eux aussi tus par leur père. Un monstre au poing qui se refermait en marteau et s’abattait sur les corps de ses enfants. Pour passer une colère soudaine : une équipe qui perd au foot, une jambe qui se cogne dans la table basse, un mauvais mot d’un passant dans la rue ; tous les prétextes étaient bons pour que le rituel commence.

D’abord la porte du salon qui se ferme, les lourds bruits de pas dans l’escalier qui frappent les marches comme un compte à rebours, et enfin les lumières du couloir qui s’allument une à une.

À chaque fois que sous le mince espace de la porte des enfants apparaissait un filet de lumière venant du couloir, ils savaient tous à l’avance que ce soir, cela tomberait sur l’un d’eux. Peu importe lequel – au hasard.

Et pourtant Dieu sait qu’ils avaient tout fait pour endurer au possible. Ah, « Dieu sait » ; il n’y a que les connards que savent et n’agissent pas. Dieu n’en avait que faire de laisser les sbires de Satan répandre le mal dans les veines de l’enfance – sans doute même cela l’amusait-il.

« J’ai été viré, puce »

La jeune femme s’adossa au train et ferma les yeux. Serrant fort dans ses bras le poupon qu’elle gardait depuis de ça des années – depuis sa fugue. « J’ai été viré, puce » étaient les mots exacts que son père avait dit en rentrant dans sa chambre, cette nuit de novembre. Elle ne saura doute jamais comment elle comprit ce soir-là que ce serait différent ; que les poings ne suffiraient plus.

Peut-être le bruit lent et terrifiant de la braguette qui s’ouvre, peut-être le visage crispé de son père indicible dans la pénombre. Toujours est-il, à peine eut-il descendu son pantalon et retiré la couette du lit, que la petite fille avait retenu son souffle.

Cruellement, elle ne savait pas à cet age qu’on ne suicide pas en arrêtant de respirer soi-même. Il faut pour cela qu’une main se pose sur votre bouche et appuie violement.

Comme son père avait commencé à le faire, ce soir-là.

Allez savoir pourquoi il ne l’avait en fin de compte pas tué ; avait juste joui et s’en était retourné dans sa chambre. Laissant sa petite fille lui murmurer un « Bonne nuit » machinal dont elle n’avait même pas conscience.

Et c’était ce soir-là qu’elle avait pris dans ses bras sa poupée préférée, l’avait serré plus que jamais, et s’était échappée.

Loin. Trop loin.

Tête baissée, la désormais jeune femme jeta un œil vers l’horizon. Symbolisant « ce qui l’attendait » plus tard. Qui diable sait combien de temps elle survivrait, à mendier, à voler ; à se traîner près de ce wagon abandonné chaque soir pour y dormir en paix ? Pas éternellement, elle le savait. Et pourtant s’en étaient passées des choses depuis qu’elle était partie de chez-elle. Autant qu’il puisse s’en passer en neuf ans.

Des naissances, des morts, des grands pas dans l’histoire ; peu importe, la seule qui la faisait se lever chaque matin était la quête de nourriture. La seule chose dont elle ne pouvait malheureusement se passer.

Le jour où elle décidera de ne pas se lever pour ça, sera le jour où elle en aura marre de cette vie de chienne qu’elle mène et peine à continuer. Un jour où lassée elle prendra dans ses mains sales le cran d’arrêt, qu’elle ne quittait jamais et qui l’aider à s’imposer dans les lieux décrépis qu’elle était obligée de fréquenter – et l’enfoncerait au plus profond de son cœur meurtri par toute une humanité.

« Ce sera un dimanche », se dit-elle sans trop savoir pourquoi.

Distraite par le clocher sonnant au loin les quatre heures et demi du matin, qui entamaient une nouvelle journée de l’hiver froid qui recouvrait la ville avec sadisme.

La jeune femme s’approcha doucement de la route, et posa sa main sur l’épaule d’une des rares personnes qui sillonnaient les rues à cette heure. Pour lui poser une simple question.

Indéniablement, l’homme la dévisagea, un long moment ; puis donna une réponse qui mua en la jeune femme un sentiment étrange de soulagement et lui fit décrisper ses doigts ; lâcher à terre la poupée, son enfance et son passé.

« C’est un dimanche aujourd’hui ».

© 2020 - Emma Fabre - About

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Main posée sur le froid métal du train, seul un unique mot parvenait à ses pensées : destin. À y bien penser, il n’y avait peut-être nullement un signe providentiel dans ce qu’elle avait fait. Tout avait été délibéré, pensé et ressassé.

Du moment où elle avait dit « Bonne nuit » à son père, jusqu’à celui où ses mains poussèrent la porte d’entrée de la maison pour laisser sa frêle silhouette se mêler aux ténèbres de la nuit. La pauvre avait encore en tête le bruit de ses pieds nus qui frappaient la boue comme tout autant de coups qu’elle recevrait si jamais on la retrouvait.

Et chaque giclée de boue ne lui évoquait que les gerbes de sang sur le parquet fade ; à chaque fois que son père avait pu lever la main sur elle. Depuis des jours, des mois, voire des années.

Ses aînés avaient pourtant tenté de dire mot, mais avaient tous finis par garder le silence. Eux aussi tus par leur père. Un monstre au poing qui se refermait en marteau et s’abattait sur les corps de ses enfants. Pour passer une colère soudaine : une équipe qui perd au foot, une jambe qui se cogne dans la table basse, un mauvais mot d’un passant dans la rue ; tous les prétextes étaient bons pour que le rituel commence.

D’abord la porte du salon qui se ferme, les lourds bruits de pas dans l’escalier qui frappent les marches comme un compte à rebours, et enfin les lumières du couloir qui s’allument une à une.

À chaque fois que sous le mince espace de la porte des enfants apparaissait un filet de lumière venant du couloir, ils savaient tous à l’avance que ce soir, cela tomberait sur l’un d’eux. Peu importe lequel – au hasard.

Et pourtant Dieu sait qu’ils avaient tout fait pour endurer au possible. Ah, « Dieu sait » ; il n’y a que les connards que savent et n’agissent pas. Dieu n’en avait que faire de laisser les sbires de Satan répandre le mal dans les veines de l’enfance – sans doute même cela l’amusait-il.

« J’ai été viré, puce »

La jeune femme s’adossa au train et ferma les yeux. Serrant fort dans ses bras le poupon qu’elle gardait depuis de ça des années – depuis sa fugue. « J’ai été viré, puce » étaient les mots exacts que son père avait dit en rentrant dans sa chambre, cette nuit de novembre. Elle ne saura doute jamais comment elle comprit ce soir-là que ce serait différent ; que les poings ne suffiraient plus.

Peut-être le bruit lent et terrifiant de la braguette qui s’ouvre, peut-être le visage crispé de son père indicible dans la pénombre. Toujours est-il, à peine eut-il descendu son pantalon et retiré la couette du lit, que la petite fille avait retenu son souffle.

Cruellement, elle ne savait pas à cet age qu’on ne suicide pas en arrêtant de respirer soi-même. Il faut pour cela qu’une main se pose sur votre bouche et appuie violement.

Comme son père avait commencé à le faire, ce soir-là.

Allez savoir pourquoi il ne l’avait en fin de compte pas tué ; avait juste joui et s’en était retourné dans sa chambre. Laissant sa petite fille lui murmurer un « Bonne nuit » machinal dont elle n’avait même pas conscience.

Et c’était ce soir-là qu’elle avait pris dans ses bras sa poupée préférée, l’avait serré plus que jamais, et s’était échappée.

Loin. Trop loin.

Tête baissée, la désormais jeune femme jeta un œil vers l’horizon. Symbolisant « ce qui l’attendait » plus tard. Qui diable sait combien de temps elle survivrait, à mendier, à voler ; à se traîner près de ce wagon abandonné chaque soir pour y dormir en paix ? Pas éternellement, elle le savait. Et pourtant s’en étaient passées des choses depuis qu’elle était partie de chez-elle. Autant qu’il puisse s’en passer en neuf ans.

Des naissances, des morts, des grands pas dans l’histoire ; peu importe, la seule qui la faisait se lever chaque matin était la quête de nourriture. La seule chose dont elle ne pouvait malheureusement se passer.

Le jour où elle décidera de ne pas se lever pour ça, sera le jour où elle en aura marre de cette vie de chienne qu’elle mène et peine à continuer. Un jour où lassée elle prendra dans ses mains sales le cran d’arrêt, qu’elle ne quittait jamais et qui l’aider à s’imposer dans les lieux décrépis qu’elle était obligée de fréquenter – et l’enfoncerait au plus profond de son cœur meurtri par toute une humanité.

« Ce sera un dimanche », se dit-elle sans trop savoir pourquoi.

Distraite par le clocher sonnant au loin les quatre heures et demi du matin, qui entamaient une nouvelle journée de l’hiver froid qui recouvrait la ville avec sadisme.

La jeune femme s’approcha doucement de la route, et posa sa main sur l’épaule d’une des rares personnes qui sillonnaient les rues à cette heure. Pour lui poser une simple question.

Indéniablement, l’homme la dévisagea, un long moment ; puis donna une réponse qui mua en la jeune femme un sentiment étrange de soulagement et lui fit décrisper ses doigts ; lâcher à terre la poupée, son enfance et son passé.

« C’est un dimanche aujourd’hui ».

© 2020 - Emma Fabre - About